[« Hé ! »] protesta le réveil.
— Pardon », dit David. Le défilement reprit. Les hommes adoraient voir ainsi les femmes : roulements de hanches, gloussements, douce surface d’épiderme féminin coloré. Sous l’influence du cognac, Laura pesa la question. Ça ne la réconforta pas beaucoup. Mais malgré sa prétendue nonchalance, elle sentait que David réagissait un peu. Et bizarrement, par procuration, cela avait quelque chose d’excitant.
Pour une fois, personne n’était en train de les regarder, songea-t-elle, canaille. Peut-être que s’ils se blottissaient sur le divan et restaient très, très silencieux…
Une mince fille café-au-lait, des bracelets aux chevilles, monta sur le plongeoir. Elle gagna d’un pas nonchalant le bout de la planche, se courba avec grâce et se mit en équilibre sur les mains. Elle maintint la position cinq longues secondes puis plongea la tête la première… « Bon Dieu ! » s’exclama David. Il figea le plongeon en plein vol.
Laura cligna les yeux. « Qu’y a-t-il de spécial à…
— Ce n’est pas elle, chou. Regarde. » Il repassa la bande en arrière ; la fille remonta les pieds devant puis saisit le bord du plongeoir. Elle se releva, repartit à reculons, puis s’immobilisa de nouveau. « Là, dit David. À l’extrême droite, près de l’eau. C’est Gelli. Étendu dans cette chaise longue. »
Laura écarquilla les yeux. « Sûr… Il a l’air amaigri.
— Regarde ses mouvements… » La fille avança sur le plongeoir… et la tête de Gelli dodelinait. Un mouvement spasmodique, machinal, le menton oscillant qui décrit un huit saccadé, et les yeux fixés dans le vide. Puis il cessa de dodeliner, réussit à se reprendre, grimaçant de douleur sous l’effort. Alors sa main se leva, une main ratatinée comme un fagot de brindilles, pliée à angle droit au poignet.
Au premier plan, la fille tenait en équilibre avec grâce, jambes fines bien droites, les orteils tendus comme une gymnaste. Et derrière elle, Gelli toucha par trois fois son visage, trois petites tapes imperceptibles – rapides, saccadées, complètement ritualisées. Puis la fille plongea et la caméra se reporta ailleurs. Et Gelli disparut.
« Qu’est-ce qu’il a ? » murmura Laura.
David était pâle, les lèvres serrées. « Je ne sais pas. Une maladie nerveuse, manifestement.
— La maladie de Parkinson ?
— Peut-être. Ou peut-être un truc pour lequel on n’a même pas encore trouvé de nom. »
David éteignit le poste. Il se leva, débrancha le réveil. Remit ses lunettes, soigneusement. « Je vais un peu répondre au courrier, Laura.
— Je t’accompagne. » Elle mit longtemps à s’endormir. Et son sommeil fut peuplé de cauchemars.
Le lendemain matin, ils inspectèrent les fondations, pour relever d’éventuelles lézardes, ou des taches de salpêtre. Ils ouvrirent toutes les fenêtres, notant les carreaux cassés et les linteaux voilés. Ils parcoururent les combles, traquant la solive affaissée et l’isolant désagrégé, repérèrent les marches branlantes dans l’escalier, mesurèrent l’inclination du plancher, dressèrent le catalogue de la multitude de fissures et de cloques aux murs.
Les domestiques les observaient avec une inquiétude grandissante. Au déjeuner, ils eurent une petite discussion. Il en transpira que Jimmy se considérait comme un « maître d’hôtel », tandis que Rajiv était le « majordome » et Rita la « cuisinière » et « femme de chambre ». Ils n’étaient en aucun cas des ouvriers du bâtiment. Aux yeux de David, tout cela paraissait ridiculement démodé ; il y avait des choses à faire, alors pourquoi ne pas les faire ? Quel était le problème ?
Ils réagirent avec un orgueil blessé. Ils étaient du personnel de maison qualifié, et certainement pas des manœuvres intérimaires dégagés des chantiers gouvernementaux. Ils avaient un poste précis à occuper et l’emploi qui correspondait au poste. Tout le monde savait ça. Il en avait toujours été ainsi.
David rigola. Il leur dit qu’ils se comportaient comme des colons du XIXe : et la technologie de pointe de la Grenade, et sa révolution anti-impérialiste, qu’en faisaient-ils ? Étrangement, l’argument ne réussit pas à les ébranler. Très bien, conclut David, de guerre lasse. S’ils ne voulaient pas les aider, ce n’était pas son problème. Ils n’avaient qu’à se tourner les pouces et boire des piñas coladas.
Ou peut-être regarder la télévision, suggéra Laura. Elle avait justement plusieurs cassettes de recrutement de Rizome qui pourraient contribuer à expliquer la position de celle-ci…
Après déjeuner, David et Laura poursuivirent implacablement leur inspection. Ils montèrent dans les tourelles où les domestiques avaient leurs quartiers. Les parquets étaient fendillés, les plafonds pleins de fuites et l’interphone en court-circuit. Avant de repartir, David et Laura firent délibérément tous les lits.
Durant l’après-midi, David prit un peu le soleil au fond du bassin vide. Laura joua avec le bébé. Plus tard, David vérifia le circuit électrique tandis qu’elle répondait au courrier. Le dîner, une fois encore, fut fantastique. Ils étaient fatigués et se couchèrent tôt.
La Banque les ignorait. Ils le lui rendirent bien.
Le lendemain, David sortit sa caisse à outils. C’était de sa part un petit rituel inconscient, comme un duc inspecte ses émeraudes. La caisse pesait sept kilos, avait la taille d’une grosse boîte à pain, et avait été amoureusement assemblée par des artisans de Rizome, à Kyoto. Un coup d’œil à l’intérieur, avec l’éclat de la céramique chromée et le strict ordonnancement des alvéoles en mousse, offrait une sorte d’image mentale de ses concepteurs : des prêtres zen du tour vertical, des types en blouse blanche qui vivaient de riz brun et d’huile de machine…
Clé-étau, pince coupante, mini-chalumeau à propane ; écouvillon, clé à tube, vrille télescopique ; multimètre, pince à dénuder, pinces à bec… Manches d’ébène cannelés, articulés, équipés d’un mandrin pour y pincer forets et lames de tournevis… La trousse à outils de David était de loin leur bien le plus précieux.
Ils passèrent toute la matinée sur la plomberie, en commençant par la salle de bains des domestiques. Un travail dur et salissant, où il ne fallait pas avoir peur de ramper sur le dos. Après son après-midi de la veille voué au culte du soleil, David resta à nouveau dehors. Il avait trouvé dans une grange des outils de jardin et s’attaqua à la pelouse de devant, torse nu mais portant les vidéoverres. Laura vit qu’il avait convaincu les deux vigiles du portail de l’aider. Ceux-ci débroussaillaient les mauvaises herbes et taillaient les branches mortes tout en plaisantant entre eux.
N’ayant rien de neuf à transmettre à Atlanta, elle passa son temps à capter les messageries de presse. Sans surprise, elle reçut quantité de conseils gratuits venus de tous les azimuts. Plusieurs crétins exprimaient leur grave déception de ne pas les avoir encore vus visiter un labo secret des trafiquants de drogue grenadins. Un programme graphique de Rizome apparaissait en version piratée à Cuba – la Banque était-elle impliquée ? Rizome avait contacté le gouvernement polonais – Varsovie affirmait qu’Andreï Tarkovsky était un escroc, spécialiste du marché noir recherché pour fabrication de faux passeports.
Chez Rizome, la campagne électorale battait son plein. Apparemment, la victoire de Suvendra risquait d’être serrée. Pereira – dans le rôle du Brave Type – effectuait une surprenante remontée.
David rentra se doucher pour le dîner. « Tu vas te cramer à rester dehors, lui dit-elle.