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Ses yeux flamboyaient d’un éclat visionnaire. « Je vais me pointer devant le premier tiers-mondiste que je verrai et je vais lui dire : “Salut ! Je suis un exploiteur impérialiste américain blanc, et je suis noir comme l’as de pique, compadre.” Je connais pas de truc d’une ampleur comparable. »

Laura se renfrogna un tantinet. « Ce n’est jamais qu’une couleur. Ça ne change pas foncièrement tes sentiments, à l’intérieur. Ou ton comportement, d’ailleurs.

— Que tu crois ! Même une nouvelle coupe de cheveux peut avoir ce genre de résultat. » Il se recala contre l’oreiller, les bras croisés derrière la tête. Il avait les aisselles marbrées. « Je vais leur en redemander. »

Ce coup-ci, il était concerné. Enfin, il lui avait fallu un truc complètement tordu pour le mettre en branle, mais à présent il se donnait à fond. Il avait trouvé quelque chose pour le galvaniser, et il fonçait tête baissée. Il avait à nouveau cette lueur dans les yeux. Comme lorsqu’ils étaient jeunes mariés, au temps où ils dessinaient la Loge ensemble. Elle se sentit heureuse.

Elle posa la main sur sa poitrine, admirant le svelte contraste de son bras contre ses côtes noires. « T’as de la gueule comme ça, David, vraiment… Ça te va bien, finalement… Je crois bien que je ne te l’ai jamais dit, mais j’ai toujours eu plus ou moins un faible pour les Noirs. » Elle lui embrassa l’épaule. « Je fréquentais ce type à la fac, et lui et moi… »

David sauta brusquement hors du lit. « Atlanta, qui est en ligne ? »

[« Euh, je m’appelle Nash, Thomas Nash, vous ne me connaissez pas… »]

« Tom, je veux que vous jetiez un coup d’œil à ça. » David saisit ses vidéoverres et se balaya de la tête aux pieds.

« Qu’est-ce que vous en dites ? »

[« Hum, on dirait qu’il y a un problème de luminosité, Rizome Grenade. Dites donc, vous ne portez pas de vêtements, je me trompe ? »]

Laura attendit que David revienne se coucher. Au lieu de cela, il se mit à appeler plein de gens. Elle se rendormit, qu’il délirait toujours.

5

Ils étaient sous les fondations du manoir, aux prises avec un vérin hydraulique, quand ils entendirent Sticky appeler. « Yo Bwana, Blondie ! Faut sortir maintenant, c’est plus le moment de se dérober… »

Ils se faufilèrent pour retrouver le soleil de l’après-midi. Laura se hissa par le regard percé dans le béton et se redressa. « Salut, capitaine. » Elle se passa la main dans les cheveux et la retira pleine de toiles d’araignée.

David sortit à son tour en rampant. Son jean et sa chemise de toile étaient maculés de boue séchée aux genoux et aux coudes. Sticky Thompson sourit en découvrant le visage noir de David. « On sort les autochtones maintenant, Blondie ? Où est le Grand Chasseur blanc ?

— Très drôle », dit David.

Sticky les précéda, leur faisant contourner la demeure par l’aile ouest. Alors qu’ils passaient sous les ylangs-ylangs fraîchement taillés, David remit prestement ses verres et s’enfonça l’écouteur dans l’oreille. « Qui est là ? Oh ! Salut ! Quoi ? Merde, j’ai de la boue sur mes lentilles. » Piteux, il les nettoya avec un pan de chemise.

Deux jeeps militaires attendaient dans l’allée gravillonnée – hard-top vert olive et vitres-miroirs. Assis sur les gros pare-chocs aplatis, trois miliciens en uniforme buvaient des sodas dans des gobelets en carton. Sticky les siffla ; le plus maigre bondit au garde-à-vous et ouvrit une portière. Un autocollant bariolé étincela sur le panneau de porte : rouge criard, or et verre – le drapeau de la Grenade. « L’heure de vérité, madame Webster. Après vous…

— Laissez-la se changer, quand même…, commença David.

— Non, inutile, le coupa Laura. Je suis prête. À moins que votre Banque ne craigne que je ne salisse ses garnitures… » Elle sortit ses lunettes d’une poche de chemise boutonnée.

Sticky se tourna vers David, indiquant la seconde jeep. « On vous a réservé pour aujourd’hui une visite touristique originale. Cette autre jeep vous tiendra lieu d’escorte. Ils vont vous descendre à la plage. On a quelques projets de construction tout à fait particuliers. Je suis sûr que ça vous plaira, Dave.

— D’accord, dit celui-ci. Mais faut d’abord que je termine mes travaux de consolidation sous la maison, ou la cuisine va s’effondrer. » Il étreignit soudain Laura avec force. « Bonne chance, chou. Donne-leur du fil à retordre. » Elle l’embrassa, avec passion. Les soldats les regardèrent en souriant.

Laura grimpa à l’avant. L’un des deux soldats monta derrière, en cognant son fusil d’assaut. Sticky prenait son temps dehors. Il avait chaussé une paire de lunettes à verres polarisants. Il scruta soigneusement le ciel, les yeux protégés des deux mains. Satisfait, il se glissa derrière le volant et claqua la portière.

Sticky démarra le moteur avec une antique clé de contact. Il négocia les lacets du domaine à une vitesse à vous dresser les cheveux sur la tête, mais tranquille, négligemment, d’une seule main sur le volant. Laura comprenait à présent pourquoi sa couleur de peau avait changé. Ce n’était pas du maquillage, mais une technique copiée sur celle du caméléon, qui agissait au niveau cellulaire. Et induisait des tas de changements, trop, même, peut-être. Les lunules de ses ongles avaient d’étranges reflets jaunâtres. Des ongles qu’il rongeait, d’ailleurs.

Il lui lança un sourire dégagé – maintenant qu’il conduisait, il paraissait soulagé, un peu parti. Sous stimulants, se dit-elle, sombre. « Vous verriez votre tête, lui dit-il. J’arrive pas à croire que vous ayez pas trouvé le temps de vous tartiner un peu de rouge. »

Laura se toucha machinalement la joue. « Vous voulez dire du vidéofard, capitaine ? J’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’une audience à huis clos.

— Oh-oh, fit Sticky, amusé par ce formalisme. V’là autr’ chose. Tant que la caméra regarde pas, on peut se balader en dégueulasse, s’déguiser pour jouer les prolos, c’est ça ? » Il rit. « Qu’est-ce qu’elle dirait, vot’ copine de fac si elle vous voyait ? Celle qui se fringue comme un travelo d’esclavagiste du vieux Sud ? Emily Donato ?

— Emily est ma meilleure amie, fit-elle, pincée. Elle m’a vue en bien pire état, vous pouvez me croire. »

Sticky haussa les sourcils. Il remarqua d’un ton léger : « V’z’êtes déjà interrogée, par hasard, sur les relations de cette Donato avec votre mari ? Elle l’a connu avant vous. Même que c’est elle qui vous l’a présenté. »

Laura réprima aussitôt une brusque bouffée de colère. Elle attendit quelques instants. « Vous avez bien pris votre pied, Sticky ? À piétiner tranquillement mon fichier personnel ? Je parie que ça vous donne un vrai sentiment de puissance, hein ? Un peu comme de brimer ces jeunes recrues dans votre milice d’opérette. »

Sticky jeta un bref coup d’œil dans le rétroviseur. Le garde à l’arrière faisait comme s’il n’avait pas entendu.

Ils prirent la nationale en direction du sud. Sous le ciel couvert et plombé, les empilements d’arbres verdâtres prenaient des tonalités étranges, crépusculaires, au long des pentes volcaniques embrumées. « Vous croyez que je ne vois pas où vous voulez en venir ? reprit Sticky. Cette frénésie de travaux sur la maison ? Gratis – juste pour faire impression. Refiler aux domestiques des cassettes de propagande… chercher à soudoyer nos compatriotes.

— Proposer aux gens d’entrer à Rizome, ce n’est pas les soudoyer, loin de là, rétorqua Laura, sans se démonter. S’ils collaborent avec nous, ils méritent une place à nos côtés. » Ils dépassèrent une raffinerie de sucre abandonnée. « C’est dur pour eux d’être à la fois nos domestiques et de bosser pour vous au noir, comme espions. »