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Sticky fulmina. « Ces putains de saletés de lunettes, cracha-t-il soudain.

— Atlanta, je décroche un petit instant », annonça Laura. Elle ôta tout son attirail et ouvrit la boîte à gants. Un carton alvéolé rempli de cartouches en ruban lui tomba sur le pied. Elle l’ignora et fourra casque et lunettes à l’intérieur – ça braillait dans le casque – puis elle referma la petite trappe en acier.

Vorochilov ricana. « Z’allez avoir des ennuis. Feriez mieux de remettre ça.

— Et puis merde ! Ça vaut le coup, rien que pour ne plus vous entendre prendre ce putain d’accent. » Elle lui sourit, sans humour. « Allons, soldat. Jouons franc jeu. Je n’ai pas l’intention de me laisser bassiner durant tout le trajet jusqu’à la Banque, sous prétexte que vous voulez jouer les psy avec moi, ou je ne sais trop quoi. »

Les mains musclées de Sticky se crispèrent sur le volant.

« Vous n’avez pas peur d’être toute seule avec moi ? Maintenant que vous n’êtes plus en contact avec le Réseau, vous êtes plus ou moins vulnérable, sans défense, pas vrai ? » Il lui enfonça brutalement le doigt dans les côtes, comme s’il tâtait un quartier de bœuf. « Et si je vous traînais sous ces arbres et devenais violent avec ce joli corps ?

— Seigneur. » L’idée ne lui en était jamais venue. « Je ne sais pas, capitaine. Je suppose que je vous arracherais les yeux.

— Oh ! dur ! » Pas un regard dans sa direction – il roulait vite, les yeux fixés sur la route – mais sa main droite jaillit avec une vitesse incroyable et lui saisit le poignet, dans un claquement d’épidermes entrant en contact. Les doigts de Laura devinrent gourds tandis qu’une douleur cuisante lui remontait le long du bras. « Dégagez-vous, lui dit-il. Essayez. »

Elle tira, sentant pour la première fois monter en elle une authentique terreur. C’était comme de vouloir desserrer un étau. Il ne tressaillit même pas. Il n’avait pas l’air si fort et pourtant son bras brun et nu était devenu rigide comme une barre de fonte. Surnaturel. « Vous me faites mal », dit-elle, essayant de garder son calme. Avec un horrible petit tremblement dans la voix.

Sticky eut un rire triomphant. « À présent, vous allez bien m’écouter, ma petite. Pendant tout le temps que vous… »

Laura se laissa brusquement glisser sur le siège et son pied écrasa le frein. La jeep dérapa brutalement ; le soldat à l’arrière poussa un cri. Sticky la lâcha comme s’il s’était ébouillanté ; la main revint se plaquer sur le volant avec une vitesse panique. Ils firent une embardée, rebondirent sur les nids-de-poule du bas-côté. Ils se cognèrent la tête contre le toit rigide. Deux secondes de chaos trépidant. Puis ils se retrouvèrent sur la chaussée, zigzaguant.

Sains et saufs. Sticky poussa un long soupir.

Laura se rassit et se massa le poignet sans rien dire.

Quelque chose de vraiment méchant venait de se passer entre eux. Elle ne ressentait aucune peur encore, même s’ils avaient failli mourir ensemble. Elle n’avait pas imaginé que ce serait aussi grave – une jeep manuelle –, elle l’avait fait sans réfléchir plus avant. Sur un coup de tête. La rage qui avait soudain débordé, quand leurs inhibitions s’étaient évanouies, emportées avec l’œil de verre des caméras du Réseau.

Tous deux se comportant comme des brutes avinées sitôt le Réseau disparu.

C’était fini, à présent. Le soldat – le gamin –, sur le siège arrière, agrippait son fusil, paniqué. Il n’avait pas senti la présence du Réseau – pour lui, c’était un mystère complet, cette soudaine bouffée de violence, comme une tornade. Apparue sans raison, et dissipée de même… Il ne se doutait même pas encore que c’était déjà fini.

Sticky continua de conduire, la mâchoire crispée, les yeux fixés sur la route. « Winston Stubbs, dit-il enfin. C’était mon père. »

Laura hocha la tête. Sticky avait une raison de lui révéler cela : c’était la seule façon qu’il connaissait de lui présenter ses excuses. La nouvelle ne la surprit pas trop, mais durant quelques instants elle sentit que ses yeux la piquaient. Elle se carra contre le dossier du siège, se décrispant, respirant lentement. Il faudrait qu’elle fasse attention à lui. Les gens devaient faire attention à leur prochain…

« Vous deviez être très fier de lui », dit-elle. Doucement. Timidement. « C’était un homme remarquable. » Pas de réponse. « À sa façon de vous regarder, je sais que…

— Je l’ai trahi, dit Sticky. J’étais son guerrier et l’ennemi l’a pris.

— Nous savons à présent qui a fait ça, lui dit Laura. Ce n’était pas Singapour. C’est un régime africain – la police secrète de la république du Mali. »

Sticky la fixa comme si elle était devenue folle. Ses verres polarisants avaient sauté lors de l’accident manqué et ses yeux jaunâtres luisaient comme ceux d’une fouine. « Le Mali est un pays d’Afrique.

— Quelle différence ?

— Nous nous battons pour le peuple africain ! Le Mali… ce n’est même pas une planque de données. C’est un pays qui souffre. Ils n’ont aucune raison. » Il plissa les paupières. « Ils vous mentent s’ils vous ont dit ça.

— Nous savons que le Mali est le FAIT. », dit Laura.

Sticky haussa les épaules. « N’importe qui peut employer ce sigle. Ils cherchent à extorquer de l’argent et nous savons très bien où il va : à Singapour. » Il hocha lentement la tête. « La guerre est imminente, Laura. Les temps s’annoncent difficiles. Vous n’auriez jamais dû venir sur cette île…

— Il le fallait. Nous étions cités comme témoins.

— Comme témoins, répéta Sticky, méprisant. Nous savons ce qui s’est passé à Galveston, nous n’avions pas besoin de vous pour ça. Vous êtes des otages, Laura. Vous, votre mari et même la mioche. Des otages pour Rizome. Votre compagnie est prise entre deux feux, et si elle favorise Singapour à nos dépens, la Banque vous tuera. »

Laura s’humecta les lèvres. Elle se raidit sur son siège.

« Si la guerre doit éclater, des tas d’innocents vont mourir.

— Ils se sont moqués de vous. Votre compagnie. En vous envoyant ici, ils étaient au courant !

— Les guerres tuent les gens, dit Laura. David et moi ne sommes pas aussi innocents que certains. »

Il plaqua la main sur le volant. « Et vous n’avez pas peur, fillette ?

— Et vous, capitaine ?

— Moi, je suis soldat. »

Laura se força à hausser les épaules. « Qu’est-ce que ça veut dire dans une guerre terroriste ? Ils ont assassiné un invité sous mon propre toit. Devant moi et mon bébé. Je vais faire ce que je peux pour les coincer. Je sais que c’est dangereux.

— Vous êtes un ennemi courageux », dit Sticky. Il obliqua sur une route secondaire, traversant un petit village déshérité, pisé rouge et tôle rouillée. Ils attaquèrent les lacets des collines, gagnant l’intérieur. Le soleil fendit un instant les nuages et l’ombre des branches vint tacheter le pare-brise.

Au détour d’un tournant en épingle à cheveux, Laura aperçut, très loin tout en bas, les maisons coloniales resserrées du port de Grand Roy – toits rouges endormis, porches à colonnades, rues en pente et tortueuses. Un puits de forage était tapi au large, comme une araignée de Mars.

« Vous êtes une idiote, lui dit Sticky. Vous cherchez à diffuser votre propagande merdique en croyant qu’elle va amener tout le monde à jouer bien gentiment. Mais on n’est pas dans une galerie marchande yankee bien pépère, où on peut fourguer la paix à tout le monde comme du Coca-Cola. Ça ne marchera pas… Mais je trouve qu’y a pas lieu que vous mouriez pour ça. C’est pas juste. »