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— C’est une proposition fort intéressante, dit Laura en tapotant le bureau avec un crayon. Mais la décision ne m’appartient pas. Je serai toutefois ravie de transmettre vos idées à notre comité central. » Elle inspira. L’atmosphère de la pièce exiguë était imprégnée du relent de fumée que dégageait le patchouli de la révérende. L’odeur de la folie, songea brusquement Laura. « Vous devez comprendre que la question peut soulever certaines difficultés auprès de Rizome. Celle-ci privilégie le resserrement des liens sociaux parmi ses associés. C’est un élément de la philosophie de notre entreprise. D’aucuns pourraient considérer la prostitution comme un signe de déliquescence sociale. »

La révérende ouvrit les mains et sourit. « Je suis au courant de la politique de Rizome. Vous êtes des démocrates économiques – j’admire cela. En tant qu’Église, entreprise et mouvement politique, nous sommes également un groupe de nouveau millénaire. Mais Rizome ne peut changer la nature de l’animal humain. Nous avons déjà procuré nos services à plusieurs de vos associés masculins. Cela vous surprend-il ? » Elle haussa les épaules. « Pourquoi risquer leur santé avec des amateurs ou des groupes criminels ? Nous autres femmes du Temple sommes des éléments sains, dignes de confiance, et économiquement rentables. L’Église est toute prête à faire des affaires. »

Laura piocha dans son bureau. « Permettez-moi de vous offrir une de nos brochures. »

La révérende ouvrit son sac. « Prenez également quelques-unes des nôtres. J’ai ici quelques tracts électoraux – je me présente au conseil municipal. »

Laura examina les tracts. Ils étaient habilement imprimés. Les marges étaient décorées de symboles, croix ansées, yin-yangs et ciboires. Elle parcourut le texte dense, ponctué d’italiques et de mots en rouge. « Je vois que vous êtes en faveur d’une politique libérale en matière de drogue.

— Les crimes sans victimes sont l’instrument de l’oppression patriarcale. » La révérende fouilla dans son sac pour en extraire une boîte à pilules émaillée. « Ces quelques échantillons plaideront la cause mieux que je ne pourrais le faire. » Elle fit tomber trois capsules rouges sur le bureau. « Essayez-les, madame Webster. À titre de don de l’Église. Étonnez votre mari.

— Je vous demande pardon ?

— Vous vous rappelez le vertige du premier amour ? L’impression que l’univers entier vient d’acquérir un sens nouveau, grâce à lui ? N’aimeriez-vous pas retrouver ces instants ? La majorité des femmes aimeraient bien. C’est une sensation grisante, n’est-ce pas ? Eh bien, voilà de quoi vous griser. »

Laura fixa les pilules. « Êtes-vous en train de me dire qu’il s’agit de philtres d’amour ? »

La révérende se tortilla, mal à l’aise, dans un murmure de soie noire frottée contre le vinyle. « Madame Webster, je vous en prie, ne me prenez pas pour une sorcière. C’est l’Église de Wicca qui est composée de réactionnaires. Et non, il ne s’agit pas de philtres d’amour, pas au sens folklorique du terme. Ces comprimés ne font que stimuler la bouffée d’émotion – sans pouvoir l’orienter vers quelqu’un de précis. Cela relève entièrement de vous.

— Ça me paraît risqué.

— Alors, c’est le genre de danger pour lequel les femmes sont faites ! Avez-vous jamais lu des romans à l’eau de rose ? Des millions de femmes en lisent, pour éprouver le même frisson. Ou mangé du chocolat ? Le chocolat est un don des amants et il y a une raison derrière la tradition. Interrogez un chimiste sur le chocolat et les précurseurs de la sérotonine un de ces jours. » La révérende se toucha le front. « Tout revient au même, à ce niveau. Neurochimie. » Elle indiqua la table. « De la chimie, voilà ce qu’il y a dans ces pilules. Ce sont des substances naturelles, des créations de la Déesse. Un élément de l’âme féminine. »

Quelque part en cours de route, songea Laura, la conversation avait doucement dévié du rationnel. C’était comme de s’endormir sur un aérodériveur et de se réveiller perdu au large. L’important était de ne pas paniquer. « Sont-elles légales ? » demanda-t-elle.

La révérende Morgan saisit une pilule du bout de ses ongles vernis et l’avala. « Aucun examen de sang ne décèlerait quoi que ce soit. On ne peut pas vous poursuivre pour le contenu naturel de votre propre cerveau. Et non, elles ne sont pas illégales. Pas encore. Louée soit la Déesse, les lois du patriarcat sont encore à la traîne des progrès de la chimie.

— Je ne puis les accepter, dit Laura. Elles doivent revenir fort cher. C’est un conflit d’intérêts. » Laura les ramassa et se leva, penchée au-dessus du bureau.

« C’est l’ère du modernisme, madame Webster. Les bactéries issues de l’ingénierie génétique peuvent fabriquer des drogues à la tonne. Des amis à nous peuvent vous en produire pour trente cents pièce. » La révérende Morgan se leva à son tour. « Vous êtes sûre de vous ? » Elle remit les pilules dans son sac. « Venez nous voir si jamais vous changez d’avis. La vie avec un seul homme a tôt fait de perdre son attrait. Croyez-moi, nous savons. Et si cela arrive, nous pouvons vous aider. » Elle observa un silence méditatif. « De plusieurs manières fort diverses. »

Laura eut un sourire crispé. « Bonne chance pour votre campagne, révérende.

— Merci. J’apprécie vos souhaits. Comme dit toujours notre maire, Galveston est la Cité de la Joie. Il ne tient qu’à chacun de nous qu’elle le reste. »

Laura la raccompagna dehors. Elle la regarda depuis l’allée se glisser dans une fourgonnette autopilotée. Le monocorps s’éloigna en ronronnant. Une compagnie de pélicans bruns traversa le ciel de l’île, en direction de la baie de Karankawa. Le soleil d’automne était éblouissant. C’étaient toujours le même soleil et les mêmes nuages. Le soleil se moquait bien du paysage que les gens avaient dans la tête.

Elle revint à l’intérieur. Mme Rodriguez leva la tête de derrière son bureau, clignant des yeux. « Je suis bien contente que mon homme ne soit plus tout jeune, observa-t-elle. La puta, hein ? Une putain. Ce n’est pas une amie pour des femmes mariées comme nous, Laurita.

— Je suppose que non. » Laura s’appuya contre le bureau. Elle se sentait déjà lasse, et il n’était que dix heures.

« Je vais à l’église dimanche, décida Mme Rodriguez. Qué brujería, hein ? Une sorcière. Vous avez vu ces yeux ? Un vrai serpent. » Elle se signa. « Ne riez pas, Laura.

— Rire, moi ? Pensez-vous, je suis déjà prête à suspendre des gousses d’ail. » Elle entendit le bébé pleurer dans la cuisine. Soudain, une phrase japonaise lui vint à l’esprit. « Nakitsura ni hachi, bafouilla-t-elle. Ce n’est jamais de la pluie mais une averse. Sauf qu’elle vaut mieux en version originale : “Une abeille pour un visage en larmes.” Pourquoi ne suis-je jamais capable de m’en souvenir quand j’en ai besoin ? »

Laura monta le bébé avec elle dans le bureau de la tour pour s’occuper du courrier quotidien.

Sa spécialité dans l’entreprise était les relations publiques. Quand David avait dessiné la Loge, Laura avait réservé cette pièce pour le travail. Elle était équipée pour les conférences importantes ; c’était un nœud essentiel dans le maillage général du Réseau.

La Loge servait pour l’essentiel de station de télex, transmettant par écrit des renseignements tels que les dossiers d’invités ou les horaires d’arrivées. La majeure partie de la planète, jusqu’à l’Afrique, était raccordée au réseau de télex. C’était le mode de transmission le plus simple et le moins coûteux aujourd’hui, aussi avait-il la faveur de Rizome.