Le fax ou télécopie était plus élaboré : la reproduction intégrale de documents était, après photographie, transmise sur les lignes téléphoniques sous la forme de flots de données. La télécopie convenait à merveille aux graphiques et aux photos ; le télécopieur était en gros un photocopieur avec un téléphone. C’était super à manipuler.
La Loge accueillait également un important trafic téléphonique traditionnel : la voix sans l’image, en direct ou enregistrée. Mais aussi la voix et l’image : le visiophone. Rizome préférait les transmissions préenregistrées à sens unique, jugées plus efficaces. Il y avait moins de risque de brouillage coûteux des données avec un appel préenregistré. Et la vidéo enregistrée pouvait être sous-titrée dans toutes les langues principales de Rizome, avantage essentiel pour une multinationale.
La Loge était en outre équipée pour la téléconférence : l’interconnexion de multiples appels téléphoniques. La téléconférence était la frontière coûteuse où le téléphone chevauchait la télévision. Diriger une téléconférence était un art qui valait d’être connu, en particulier dans le domaine des relations publiques. C’était à mi-chemin entre présider une réunion et mener une émission d’informations télévisées, et Laura avait pratiqué la chose bien des fois.
D’année en année, depuis sa naissance, songea Laura, le Réseau avait étendu son maillage, de plus en plus homogène et serré. Grâce aux ordinateurs. Les ordinateurs réunissaient les autres machines, les faisaient fusionner. Télévision-téléphone-télex. Magnétophone-vidéocassette-disque laser. Pylône hertzien relié à la parabole reliée au satellite. Ligne téléphonique, télévision par câble, fibres optiques crachant paroles et images en torrents de pure lumière. L’ensemble tissait un réseau qui recouvrait le monde, système nerveux global, pieuvre de données. On avait beaucoup glosé là-dessus. Il était facile de rendre la chose suprêmement incroyable.
Elle y avait vu plus clair en participant à son élaboration. Et pour l’heure, il lui semblait infiniment plus remarquable que Loretta se tienne bien plus droite sur ses genoux. « Hou ! regardez-moi cette petite Loretta ! Comme on tient bien droit sa tête ! Regardez-moi ce petit ange… Zip-la, youp la-la… »
Le Réseau était fort analogue à la télévision, autre prodige d’une époque plus ancienne. Le Réseau était un vaste miroir. Il reflétait ce qu’on lui montrait. La banalité humaine pour l’essentiel.
D’une main, Laura zooma sur son courrier publicitaire électronique. Catalogues de téléachat, campagnes d’élections municipales, souscriptions aux bonnes œuvres, assurances médicales.
Laura effaça les messages inutiles et passa aux choses sérieuses. Un message l’attendait, émanant d’Emily Donato.
Emily était la principale source d’informations de Laura pour ses actions en sous-main au comité central de Rizome. Emily Donato en était membre depuis la première heure.
L’alliance de Laura et d’Emily datait de douze ans. Elles avaient fait connaissance à l’université, en cours d’affaires internationales. Leurs origines communes facilitaient le contact. Laura, « diplomioche », avait vécu au Japon, dans les milieux diplomatiques. Pour Emily, l’enfance était synonyme de gros projets industriels au Koweït et à Abu Dhabi. Elles avaient partagé la même chambre au collège universitaire.
Après le diplôme, elles avaient examiné les offres d’emploi et opté l’une et l’autre pour le groupe industriel Rizome. Rizome offrait une image de modernité, d’ouverture, il avait des idées. Le groupe était assez gros pour avoir du poids mais restait assez souple pour réagir vite.
Depuis, elles avaient toujours travaillé en équipe.
Laura appela le message et l’image d’Emily s’inscrivit sur l’écran. Emily était installée derrière son antique bureau, à son domicile d’Atlanta, le quartier général de Rizome. Le domicile en question était un appartement dans une tour du centre-ville, une cellule dans une imposante ruche moderne de céramique et de composites.
Air filtré, eau filtrée, des couloirs comme des rues, des ascenseurs comme des métros verticaux. Une ville posée à la verticale, pour un monde bondé.
Naturellement, tout dans l’appartement d’Emily s’efforçait d’obscurcir la réalité. Les lieux abondaient en fioritures accueillantes et touches discrètes de solidité victorienne : corniches, encadrements de portes baroques, somptueux éclairages tamisés. Le mur derrière Emily était couvert d’un papier cachemire à arabesques dorées sur fond bordeaux. Le plateau de bois poli de son bureau était arrangé avec le même soin qu’une scène de théâtre : clavier plat à main droite, porte-crayons et porte-plumes – avec une plume d’oie inclinée –, étincelant presse-papiers en cristal de roche.
Le synthétique chinois de son corsage gris à jabot avait de vagues reflets de nacre. Ses cheveux châtains avaient été coiffés à la machine en tresses élaborées et bouclettes à la Dickens sur les tempes. Elle portait de longues boucles d’oreilles en malachite et un camée rond, en hologramme, autour du cou. L’image vidéo d’Emily était très années 20, réaction moderne contre l’allure austère, conquérante de générations de femmes d’affaires. Aux yeux de Laura, le style évoquait une reine du vieux Sud d’avant-guerre débordante de grâce féminine.
« J’ai reçu les premières épreuves du Rapport, annonça Emily. C’est quasiment ce que l’on avait escompté. »
Emily sortit d’un tiroir son exemplaire du Rapport trimestriel.
Elle feuilleta les pages. « Venons-en au point crucial. L’élection au comité. Nous avons douze candidats, ce qui est de la blague, mais trois favoris. Pereira est un type honnête, tu pourrais faire un poker avec lui par télex, mais il ne réussira pas à faire oublier cette débâcle au Brésil. Tanaka a réussi un vrai coup avec ce marché de bois d’œuvre à Osaka. Il est plutôt souple pour un salarié à l’ancienne mode, mais je l’ai rencontré à Osaka l’an dernier. Grand buveur, et pressé de me peloter. Au surplus, il est dans les marchés de compensation, et ça, c’est mon domaine.
« Il nous faudra donc soutenir Suvendra. Elle a effectué son ascension par le bureau de Djakarta, aussi tout le contingent d’Asie orientale est-il derrière elle. Elle n’est plus toute jeune, malgré tout. » Emily fronça les sourcils. « Et elle fume. Sale habitude, et qui tend à prendre les gens à rebrousse-poil. Ces injecteurs de cancer indonésiens parfumés à la girofle… une bouffée et t’es déjà bonne pour une biopsie. » Elle frissonna.
« Malgré tout, Suvendra reste notre meilleure carte. Au moins, elle appréciera notre soutien. Malheureusement, ce crétin de Jensen est reparti sur sa plate-forme “place aux jeunes”, ce qui va taper dans la réserve de voix que l’on peut faire basculer. Mais qu’il aille se faire voir ! » Elle déroula une de ses boucles de cheveux. « Je suis fatiguée de jouer les jeunes ingénues de toute manière. Quand je me représenterai en 25, je pense qu’il faudra tabler sur les voix des Anglos et des féministes. »
Elle continua de feuilleter le rapport, les sourcils froncés. « Bien, bref résumé de la ligne du parti. Tu me préviens si tu as besoin de plus de détails sur les arguments. Projet d’exploitation agricole aux Philippines : pas question. L’agriculture est un trou noir et les garants des prix à Manille sont sur le point de s’effondrer. Projet commun de Kymera : oui. Vente de logiciels aux Russes : oui. Les Soviets ont encore des problèmes de liquidités mais on a un bon marché de compensation avec leur gaz naturel. Projet d’urbanisme au Koweït : non. République islamique : les conditions sont bonnes, mais politiquement ça sent mauvais. Non. »