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Elle marqua un temps d’arrêt. « À présent, voici un truc que t’ignorais. La Banque unie de la Grenade. Le comité est en train de s’y glisser en douce. » Pour la première fois, Emily parut gênée. « C’est une banque offshore, hors des circuits financiers traditionnels. Pas trop ragoûtante. Mais le comité estime qu’il est temps de faire un geste amical. Notre réputation risque d’en prendre un coup si jamais la chose s’ébruite. Mais c’est relativement inoffensif – on peut laisser courir. »

D’une secousse, Emily ouvrit un tiroir grinçant dans lequel elle jeta le rapport. « Et voilà pour le trimestre. Bref, dans les grandes lignes, ça s’annonce plutôt bien. » Elle sourit. « Salut, David, si jamais tu regardes. Si tu n’y vois pas d’inconvénient, j’aimerais à présent avoir un mot en privé avec Laura. »

L’écran s’éteignit durant un bon moment. Mais le temps écoulé ne coûtait pas grand-chose. Les messages préenregistrés ne revenaient pas cher. Celui d’Emily avait été compressé sous la forme d’une salve accélérée transmise d’une machine à l’autre au tarif de nuit.

Emily réapparut sur l’écran, cette fois dans sa chambre. Elle portait à présent une chemise de nuit de satin rose et blanc, et ses cheveux étaient brossés. Elle se tenait assise en tailleur au milieu de son lit à baldaquin, une antiquité victorienne. Emily avait recouvert le cadre en bois antique et craquelé d’une résine-laque dure. Cette pellicule transparente était si impitoyablement rigide qu’elle emprisonnait l’ensemble de la structure comme dans une gangue de fer.

Elle avait fixé la caméra du visiophone à l’un des montants. Fini de parler affaires. Il s’agissait maintenant de questions personnelles. L’étiquette vidéo avait changé en même temps que son expression. Elle arborait à présent un air de chien battu. Un nouvel angle de prise de vue, en légère plongée, contribuait à transmettre cette impression. Elle avait un air pitoyable.

Avec un soupir, Laura mit en pause. Elle changea Loretta de position sur ses genoux et la cajola distraitement. Elle avait l’habitude d’entendre Emily se plaindre mais c’était quand même dur avant le déjeuner. Surtout aujourd’hui. Un étrange malaise commençait à monter. Elle leva de nouveau le doigt.

« Eh bien, me revoilà, psalmodia Emily. Je suppose que tu devines de quoi il s’agit. Toujours Arthur. On s’est encore bagarrés. Violemment. Ça a débuté sur une bêtise, à propos de rien, en fait. Oh ! sur le sexe, je suppose, ou en tout cas c’est ce qu’il a dit, je tombais des nues. Je crois qu’il se conduisait en salaud sans raison précise. Il a commencé à me lancer des piques, avec ce fameux ton, tu sais. Une fois lancé, il devient impossible.

« Il a haussé la voix, je me suis mise à crier, et c’est devenu tout de suite infernal. Il m’a presque frappée. Les poings serrés et tout. » Emily marqua une pause dramatique. « Je me suis carapatée ici et je lui ai bouclé la porte sous le nez. Et il n’a-pas-dit-un-seul-mot ! Il m’a simplement plantée là. Quand je suis ressortie, il était parti. Et il avait emporté… » Sa voix s’étrangla et elle dut attendre que ça se passe, en tiraillant une longue mèche de cheveux. « Il a emporté la photo de moi qu’il avait prise, celle en noir et blanc en robe de l’époque, et que j’aimais tant. Ça fait maintenant deux jours et il ne répond toujours pas à ce putain de téléphone. »

Elle semblait au bord des larmes. « Je ne sais plus, Laura. J’ai tout essayé. J’ai essayé des hommes dans la boîte, en dehors de la boîte, et ça n’a jamais marché. Je veux dire, soit ils te considèrent comme leur propriété et veulent être le centre de l’univers, soit ils te traitent comme une espèce de service hôtelier et t’exposent à Dieu sait quelles maladies. Et ça n’a fait qu’empirer depuis que je suis entrée au comité. Je peux tirer un trait sur les cadres de Rizome. Ils m’évitent à pas feutrés, comme si j’étais une mine, merde ! »

Elle regarda en dehors du champ. « Allez, viens minet. » Un persan sauta sur le lit. « C’est peut-être moi, Laura. Les autres femmes arrivent à s’arranger avec les hommes. Toi, certainement. Peut-être que, moi, j’ai besoin d’une aide extérieure. » Elle hésita. « Quelqu’un a déposé un courrier anonyme auprès du conseil de la division commerciale. Au sujet d’une substance utilisée en psychiatrie. Les conseillers conjugaux l’utilisent. La Romance, c’est ainsi qu’ils l’appellent. T’en as déjà entendu parler ? Je crois que c’est illégal, ou je ne sais quoi. » Elle caressa machinalement le chat.

Soupir. « Enfin, tout ça n’est pas nouveau. Emily et sa lamentable histoire, trente-deuxième année. Je crois bien qu’Arthur et moi, c’est terminé, maintenant. C’est un artiste. Un photographe. Pas du tout l’esprit concret. J’ai cru que ça pourrait marcher. Mais je me trompais, comme d’habitude. » Elle haussa les épaules. « Je devrais regarder le côté positif, pas vrai ? Il ne m’a pas réclamé d’argent et ne m’a pas refilé de rétrovirus. Et il n’était pas marié. Un vrai prince. »

Elle s’adossa contre la tête de lit en acajou ; elle semblait lasse et sans défense. « Je ne devrais pas te dire ça, Laura, alors pense bien à l’effacer tout de suite après. Le marché avec la Banque de la Grenade – cette réunion que tu dois organiser, ça fait partie de l’ensemble. Rizome patronne une réunion sur le stockage et le piratage des données. Rien de bien nouveau en apparence, seulement écoute voir : ça doit se passer avec d’authentiques pirates. Des espèces de minables qui opèrent au large depuis leurs paradis informatiques. Tu te rappelles notre bagarre pour obtenir que ta Loge soit équipée pour les réunions importantes ? »

Emily grimaça et ouvrit les mains. « Eh bien, les Européens devraient être déjà là. Ce sont les mieux dressés du lot, les plus à cheval sur la loi. Mais tu peux t’attendre à voir débarquer quelques Grenadins, demain, accompagnés d’un de nos gorilles. Le comité a déjà dû t’envoyer le programme mais pas tous les détails. Pour ce qui te concerne, ce sont tous des banquiers parfaitement honnêtes. Alors, sois aimable avec eux, d’accord ? Ils nous escroquent peut-être, mais ce qu’ils font est parfaitement légal dans leurs petites enclaves. »

Elle fronça les sourcils. Hors champ, on entendit le chat sauter par terre avec un bruit sourd. « Ça fait des années qu’ils nous plument et il serait temps de leur mettre du plomb dans la tête. Ça la fout mal pour Rizome de fricoter avec des pirates, alors tu la joues en douceur, vu ? Enfin, je suis stupide, moi qui voulais t’offrir un répit. Seulement, si l’on apprend que je suis à l’origine de la fuite, le comité va me tomber dessus à bras raccourcis. Alors t’as intérêt à être un peu plus discrète que moi. Bon, fin du message. Envoie-moi une cassette du bébé, d’accord ? Et fais la bise à David. » L’écran vira au noir.

Eh bien voilà, maintenant elle savait tout. Elle effaça la bande. Merci, Em. Des banquiers pirates informatiques, pas moins. De sales petits bidouilleurs dans leur planque de données, au large – le genre de mecs qui mâchonnaient des allumettes et portaient des costumes en galuchat. Ça expliquait la présence des Européens. Banquiers, mon œil. Tous des artistes de l’arnaque, oui. Des escrocs.

Ils étaient nerveux, voilà l’explication. Inquiets. Rien d’étonnant. Les ennuis potentiels dans une telle situation étaient considérables. Un simple coup de fil à la police de Galveston et ils pouvaient se retrouver tous dans une panade muchissimo bouillante.

Elle en voulait un peu au comité de s’être montré aussi peu communicatif. Mais elle discernait sans peine leurs raisons. Et plus elle y pensait, plus elle y voyait un geste de confiance. Sa Loge allait se retrouver au beau milieu d’une situation fort délicate. Ils auraient pu sans problème en choisir une autre – comme celle des Warburton, dans les Ozarks. De sorte qu’ils allaient devoir être francs avec elle. Et elle ferait tout pour y veiller.