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« Parce qu’elle a tes yeux », dit-il en la pinçant furtivement.

Elle sursauta, outrée : « Espèce de rat !

— De gros rat, rectifia-t-il en bâillant.

— De gros rat, d’accord. » Il avait réussi à la tirer de sa déprime. Elle se sentait mieux.

« De gros rat dont je ne peux pas me passer.

— Tu l’as dit.

— Éteins la lumière. » Il se mit de côté, lui tournant le dos.

Elle tendit la main, pour lui ébouriffer une dernière fois les cheveux. Effleurant son poignet, elle éteignit. Puis elle posa le bras sur son corps déjà endormi et se glissa contre lui dans le noir. C’était bon.

2

Après le petit déjeuner, Laura aida sa mère à faire ses bagages. Elle fut surprise de voir l’incroyable bric-à-brac qu’elle pouvait trimbaler : cartons à chapeaux, flacons de laque, de vitamines et de liquide pour lentilles de contact, un caméscope, une presse à vêtements, un fer de voyage, des bigoudis, un masque de nuit, six paires de chaussures avec des embauchoirs spécifiques en bois pour leur éviter de s’écraser dans les valises. Elle avait même un écrin gravé rien que pour les boucles d’oreilles.

Laura brandit un agenda de voyage relié de cuir rouge. « Maman, pourquoi as-tu besoin de ça ? Tu ne peux pas simplement appeler le Réseau ?

— Je ne sais pas, ma chérie. Je passe tellement de temps en déplacement… c’est comme mon chez-moi, tous ces objets. » Elle rangea ses robes dans un froissement d’étoffe. « En outre, je n’aime pas le Réseau. Je n’ai même jamais aimé la télévision câblée. » Elle hésita. « Ton père et moi, nous nous bagarrions toujours à ce sujet. Ce serait un vrai branché du Réseau, s’il était encore en vie. »

L’idée parut stupide à Laura. « Oh ! maman, allons donc !

— Il détestait le fouillis, ton père. Il se désintéressait des jolies choses – lampes, tapis, porcelaine. C’était un rêveur, il aimait les abstractions. Il me traitait de matérialiste. » Elle haussa les épaules. « Ma génération a toujours eu mauvaise presse à cause de cela. »

Laura embrassa la chambre d’un mouvement de bras. « Mais, maman, regarde tous ces objets.

— Laura, j’aime mes possessions et je les ai toutes payées de ma poche. Peut-être les gens n’estimaient-ils plus les biens personnels autant que nous au prémillénaire. Comme le pourraient-ils ? Tout leur argent va au Réseau. Dans les jeux, le travail, la télé – tout ce que transmet le câble. » Elle tira la fermeture à glissière de son sac. « Les jeunes d’aujourd’hui, peut-être qu’ils n’ont plus envie d’avoir une Mercedes ou un jacuzzi. Mais ils sont fiers comme des poux de leur port de données. »

L’impatience gagnait Laura. « C’est idiot, maman. Il n’y a rien de mal à être fier de ce qu’on sait. Une Mercedes n’est qu’une machine. Elle ne révèle rien de ta qualité d’individu. » Son multiphone retentit ; le monocorps était arrivé en bas.

Elle aida sa mère à descendre ses bagages. Il lui fallut trois aller et retour. Laura savait qu’elle devrait attendre à l’aéroport, aussi emmena-t-elle le bébé, calé dans un sac en toile.

« Laisse, c’est pour moi », dit sa mère. Elle glissa sa carte dans la fente de paiement du taxi. La porte s’ouvrit avec un déclic, elles chargèrent les bagages et montèrent.

« Comment va ? dit le véhicule. Indiquez votre destination clairement dans le micro, je vous prie. Anunce usted su destinacion claramente en el microfono por favor.

— À l’aéroport, dit Laura d’une voix lasse.

— Meeer-ci ! Le temps de parcours estimé est de douze minutes. Merci d’utiliser le Réseau de Transport de Galveston. Alfred A. Magruder, maire. » le monocorps accéléra mollement, dans le gémissement de son modeste moteur. Laura haussa les sourcils. Le laïus de l’engin avait été changé. « Alfred A. Magruder, maire ? murmura-t-elle.

— Galveston est la Cité de la Joie ! » répondit la machine. Laura et sa mère échangèrent un regard. Laura haussa les sourcils.

L’autoroute 3005 était l’artère principale pour traverser l’île. Ses jours de gloire étaient depuis longtemps enfuis ; la hantaient les souvenirs d’un temps où l’essence n’était pas chère et où les voitures particulières roulaient à cent à l’heure. Criblées de nids-de-poule, de longues sections de bitume avaient été remplacées par de la toile plastifiée. Ce revêtement crissait bruyamment sous les pneus.

Sur leur gauche, vers l’ouest, des plaques de béton fissuré bordaient la route comme autant de dominos renversés. Les fondations d’édifices n’avaient aucune valeur de récupération. Elles étaient toujours les dernières à disparaître. La végétation des plages régnait partout : herbe de pré-salé, tapis envahissants de salicorne croquante, amas d’algues parcheminées. Sur leur droite, le long du rivage, le ressac balayait les pilotis de cabanons disparus. Ils s’inclinaient selon des angles bizarres, pattes de flamants en train de patauger.

Sa mère effleura les fines boucles de Loretta et le bébé se mit à gazouiller. « Ça ne te pèse jamais, cet endroit, Laura ? Toutes ces ruines…

— David adore ce coin. »

Sa mère reprit, avec un effort : « Te traite-t-il bien, ma chérie ? Tu sembles heureuse avec lui. J’espère que c’est vrai.

— David est très bien, maman. » Laura avait redouté cette conversation. « Tu as vu comment nous vivons, maintenant. Nous n’avons rien à cacher.

— La dernière fois que nous nous sommes vues, Laura, tu travaillais à Atlanta. Au siège central de Rizome. Aujourd’hui, tu es une espèce d’aubergiste. » Elle hésita. « Je ne nie pas que ce soit un endroit agréable mais enfin…

— Tu estimes que c’est un recul dans le déroulement de ma carrière. » Laura hocha la tête. « Maman, Rizome est une démocratie. Si tu veux le pouvoir, tu dois l’acquérir par un vote. Cela veut dire que tu dois connaître les gens. Le contact personnel est primordial chez nous. Et tenir une auberge, pour reprendre ton terme, multiplie les contacts. Les meilleurs éléments de notre entreprise résident en invités dans les Loges. Et c’est là qu’ils ont l’occasion de nous voir.

— Cela ne correspond pas au souvenir que j’en garde, releva sa mère. Le pouvoir se trouve là où est l’action.

— Maman, l’action est partout de nos jours. C’est pour cela que nous avons le Réseau. » Laura se forçait à rester polie. « Ce n’est pas un piège où nous nous serions laissés enfermer, David et moi. Pour nous, c’est une vitrine. Nous savions que nous aurions besoin d’un point d’ancrage, tant que le bébé serait petit, alors nous avons dessiné les plans de cette Loge, nous les avons concrétisés par l’entremise de la compagnie, nous avons fait preuve d’initiative, d’adaptabilité… C’était notre premier gros projet en équipe. Aujourd’hui, les gens nous connaissent.

— Très bien, dit lentement sa mère. Tu as tout parfaitement mis au point. Tu as de l’ambition et un bébé. La carrière et la famille. Un mari et un boulot. C’est vraiment trop parfait, Laura. Je n’arrive pas à croire que ce soit si simple.

— C’était évident que tu dirais ça, n’est-ce pas ? » rétorqua Laura, glaciale.

Silence pesant. Sa mère tira sur l’ourlet de sa jupe. « Laura, je sais que ma visite n’a pas été facile pour toi. Cela fait un bout de temps que nous sommes parties chacune de notre côté, toi et moi. J’aimerais qu’il en aille autrement désormais. »

Laura ne dit rien. Sa mère s’obstina : « Les choses ont changé depuis que ta grand-mère a disparu. Cela fait deux ans et elle n’est plus là, ni pour toi ni pour moi. Laura, je veux t’aider, si je le peux. Si tu as besoin de quelque chose. N’importe quoi. Si tu dois voyager – tu pourrais me confier Loretta sans problème. Ou si tu as simplement besoin de quelqu’un à qui parler. »