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— Mais ça ne marchera pas. On l’a bien vu.

— Moi, je ne l’ai pas vu. Et eux non plus. Ce que tu as vu, c’est ton problème, eux, ils ont le droit de tenter leur chance. Il aurait pu arriver n’importe quoi, là-bas, Michel. N’importe quoi. Et ce monde ne tourne pas assez rond pour que nous mettions des bâtons dans les roues de gens désireux de tenter autre chose. Ça pourrait être bon pour nous tous. Je te demande d’y réfléchir, dit-il en se levant brusquement.

Michel y réfléchit. Charles était un homme sensé, avisé. Il y avait du vrai dans ses paroles. Michel se sentit parcouru par un soudain vent de panique, aussi froid que les coulées catabatiques qui dévalaient la Vallée de Wright : en projetant sa propre peur, il risquait d’empêcher une chose qui recelait une vraie grandeur.

Il revint sur sa décision, en exposant toutes ses raisons. Il expliqua pourquoi il optait en faveur de la poursuite du projet ; il fournit aux comités sa liste des cent meilleurs candidats. Georgia et Pauline, au contraire, maintinrent leur opposition au projet tel qu’il avait été conçu. C’est ainsi qu’un panel d’experts fut constitué afin de procéder à une évaluation, de proposer des recommandations et d’émettre un avis. Vers la fin du processus, Michel se retrouva dans son bureau avec le président des États-Unis, qui s’assit en face de lui et lui dit qu’il avait probablement vu juste depuis le début, il fallait toujours se méfier de sa première impression, c’était généralement la bonne, toute réflexion ultérieure se révélait la plupart du temps inutile. Michel ne put que hocher doctement la tête. Plus tard, il assista à une réunion à laquelle participaient les présidents russe et américain. Les enjeux étaient à ce niveau. Ils voulaient l’un et l’autre une base martienne, dans un but politique, Michel le vit clairement. Mais il fallait, pour l’un comme pour l’autre, que ce soit un succès, que le projet marche. Dans cette optique, le projet de colonie permanente imaginé au départ était à l’évidence le plus risqué qui s’offrait maintenant à eux. Or aucun des deux présidents n’était du genre à prendre des risques. L’option consistant à relever régulièrement les équipes était intrinsèquement moins intéressante, mais si les équipes étaient assez importantes et la base assez vaste, l’impact politique (publicitaire) serait presque identique ; les résultats scientifiques seraient pratiquement les mêmes. Et ce serait beaucoup plus sûr, tant du point de vue médiatique que sur le plan psychologique.

Et c’est ainsi que le projet fut annulé.

Exploration du canyon fossile

Deux heures avant le coucher du soleil, leur guide, Roger Clayborne, décréta qu’il était temps de dresser le campement, et huit membres du groupe redescendirent des crêtes ou des canyons latéraux qu’ils avaient explorés ce jour-là, au cours de leur lente progression vers Olympus Mons, à l’ouest. Eileen Monday, qui avait coupé son intercom au début de la journée (le guide pouvait à tout moment passer outre à cette surdité), se rebrancha sur la fréquence commune et écouta le bavardage de ses compagnons. Le Dr Mitsumu et Cheryl Martinez avaient tiré le chariot de matériel toute la journée, sur le fond d’un canyon particulièrement étroit, et leurs récriminations véhémentes faisaient rire Mrs Mitsumu. John Nobleton suggéra, comme d’habitude, qu’ils établissent le campement plus loin, dans l’ancien arroyo qu’ils suivaient. Eileen se demanda vaguement laquelle des silhouettes en scaphandre poussiéreux était Nobleton, et se dit que ça devait être l’enthousiaste qui sautait comme un cabri dans les alluvions déposées par le ravinement, et qui soulevait le sable à chaque bond. Leur guide, au contraire, était bien reconnaissable : il était très grand, même adossé à ce gros rocher, assez haut sur l’arête qui flanquait l’une des parois du canyon. Quand les autres le repérèrent, ils râlèrent un peu. Le chariot de matériel pesait moins de sept cents kilos sous la gravité martienne, mais ils devraient se mettre à plusieurs pour lui faire gravir la pente sur laquelle Clayborne avait jeté son dévolu.

— Dites, Roger, et si on le tirait juste un peu plus loin sur cette route ? On pourrait camper là, au coin, non ? insista John.

— Ça, on pourrait sûrement, répondit Roger, si bas que sa voix sèche était à peine audible sur le circuit audio. L’ennui, c’est que j’ai du mal à dormir quand je suis plié à quarante-cinq degrés.

Mrs Mitsumu émit un gloussement. Eileen eut un « tsk » irrité, et espéra que Roger saurait d’où ça venait. Sa réflexion était un concentré de tout ce qu’elle détestait chez lui : il était à la fois taciturne et sarcastique, cocktail insolite qu’elle n’appréciait pas pour autant. Et son sourire ironique n’était pas fait pour arranger les choses.

— J’ai trouvé un bon endroit plat, là-bas, protesta John.

— Je l’ai vu. Mais je doute fort que nous ayons la place d’y dresser notre tente.

Eileen rejoignit l’équipe qui halait le chariot sur la pente.

— Je doute fort, répéta-t-elle d’un ton persifleur en commençant à suer et à haleter dans sa combinaison.

— Vous voyez ? reprit la voix de Roger, à son oreille. Miss Monday est d’accord avec moi.

Elle tiqua à nouveau, plus ennuyée qu’elle ne voulait bien se l’avouer. Jusque-là, à son avis, l’expédition était un fiasco. Et leur guide avait une lourde responsabilité dans cet échec, même s’il était tellement effacé qu’elle n’avait guère fait attention à lui pendant les trois ou quatre premiers jours. Jusqu’à ce que ses remarques finaudes attirent son attention.

Elle glissa sur une plaque de terre, tomba sur les genoux, rebondit et se releva, mais ce contact lui rappela que Mars n’était pas pour rien dans sa déception. Elle était moins disposée à l’admettre que son aversion pour Clayborne, mais c’était pourtant vrai, et ça la dérangeait. Elle avait consacré son cursus, à l’Université martienne de Burroughs, à l’étude de la planète, d’abord dans la littérature (elle s’était un jour vantée d’avoir lu toutes les histoires qui avaient jamais été écrites sur Mars), puis sous l’angle de l’aréologie, et plus particulièrement de la sismologie. Seulement elle avait vécu à Burroughs pendant la majeure partie de ses vingt-quatre années d’existence, et la grande cité n’avait rien à voir avec les canyons. Son expérience du paysage martien se bornait jusque-là à une visite de la magnifique section sous dôme de Hephaestus Chasma appelée Lazuli Canyon, où l’eau glacée jaillissait en sources et ruisselets, en cascades et en mares, et où toutes les plages rouges, humides, étaient couvertes d’herbes de la toundra. Évidemment, elle savait que le paysage martien ne ressemblait pas à Lazuli, mais quelque part dans sa tête, quand elle avait vu la publicité pour cette expédition – « Une nature vierge, où nul n’a jamais mis le pied » –, elle avait dû visualiser quelque chose qui ressemblait à ce monde vert. Cette pensée l’amena à se maudire de sa stupidité. La pente contre laquelle ils luttaient en ce moment précis était une parfaite illustration du terrain sur lequel ils avaient crapahuté toute la semaine écoulée : il était composé de terre de tous les tons et de toutes les consistances imaginables, si bien qu’on aurait dit une immense tranche napolitaine en train de fondre lentement. Une tranche napolitaine faite d’ingrédients qui ressemblaient à du soufre, de la levure, de la poussière de brique, du curry, de la suie et de la bauxite. Et ce n’était qu’une tranche parmi des milliers, empilées les unes sur les autres à perte de vue. Un gigantesque tas de merde, oui.