Ils s’arrêtèrent pour se reposer juste avant l’endroit où Roger avait décidé d’établir le campement. Une goutte de sueur avait roulé dans l’œil gauche d’Eileen, et ça la piquait furieusement.
— On va amener le chariot ici, dit Roger en descendant pour les aider.
Ses clients le regardèrent comme s’ils allaient le mordre et ne bougèrent pas. Le docteur se pencha pour rajuster sa botte, lâchant la poignée du chariot, et les autres furent pris par surprise. Un gravillon roula sous la roue arrière du chariot, qui leur échappa et dévala la pente…
Roger plongea, tête baissée, soulevant une gerbe de poussière, et cala la roue arrière avec une pierre de la taille d’une miche de pain. Le chariot chassa la pierre sur quelques mètres et s’arrêta enfin. Le groupe regarda, pétrifié, le guide couché à plat ventre. Eileen n’en revenait pas. Elle ne l’avait jamais vu bouger aussi vite. Il se releva avec sa lenteur coutumière et essuya la poussière qui couvrait la visière de son casque.
— Il vaut mieux caler le chariot pour l’empêcher de rouler, murmura-t-il avec un petit sourire.
Ils unirent leurs efforts pour hisser le chariot sur le plat, tout en se remettant à bavarder. Eileen se prit à penser que si le chariot avait dévalé la pente jusqu’au fond du canyon, il aurait pu être endommagé. On ne pouvait éliminer ce risque. Et si les dégâts avaient été importants, ils auraient pu tous y rester. Elle fit la moue et grimpa sur le plat.
Roger et Ivan Corallton récupérèrent la base de la tente dans le chariot et l’étalèrent sur les piquets qui la maintiendraient bien à plat et un peu surélevée par rapport au sol glacé. Ivan et Kevin Ottalini assemblèrent les montants incurvés du dôme, puis John les aida à les mettre en place, et ils tendirent le matériau transparent sur le cadre. Lorsqu’ils eurent fini, les autres se relevèrent, non sans raideur – ils avaient bien fait une vingtaine de kilomètres ce jour-là –, et entrèrent dans le sas souple en tirant le chariot derrière eux. Roger tourna des valves sur le côté du chariot et l’air comprimé se rua dans l’enveloppe protectrice. Le Dr Mitsumu et sa femme n’attendirent pas qu’elle soit gonflée pour commencer à assembler le coin douche et les toilettes qu’ils avaient tirés du chariot. Roger brancha le chauffage, regarda les cadrans pendant quelques instants, hocha la tête et prononça la phrase rituelle :
— Et voilà, on est chez nous.
La condensation perlait sur la paroi interne, transparente, du dôme. Eileen déboucla le casque de son scaphandre et l’ôta.
— Il fait trop chaud, dit-elle.
Elle s’approcha du chariot et baissa le chauffage, surprenant du coin de l’œil le sourire sardonique de Roger. Elle trouvait toujours qu’il faisait trop chaud sous la tente. Le Dr Mitsumu ôta sa combinaison et fila aux toilettes, comme chaque fois. Tout le monde se mit à l’aise, et ça commença à sentir la sueur et l’urine. Les déchets liquides furent versés dans le purificateur d’eau du chariot. Doran Stark passa à la douche en premier, comme d’habitude – Eileen s’amusait de constater à quelle vitesse un groupe pouvait s’installer dans ses habitudes –, et pataugea dans l’eau qui lui arrivait aux chevilles en chantant « Je l’ai rencontrée dans un restaurant de Phobos ». Eileen vida son scaphandre dans le purificateur et, à l’idée qu’ils effectuaient ces tâches domestiques dans une bulle transparente, au milieu de cette interminable désolation couleur de rouille, elle se prit à sourire.
Elle se lava en dernier – enfin, à part Roger. On pouvait tirer un rideau de douche à hauteur d’épaules autour du petit baquet, mais les autres ne l’avaient pas fait, alors elle ne le fit pas non plus, malgré les regards en coin, un peu gênants, de John et du docteur. Elle se lava consciencieusement, à l’éponge, sa peau propre frémissant agréablement au moindre souffle d’air. Et puis c’était une vision plutôt glorieuse que celle de tous ces corps nus, rougeauds, accrochés sur cette paroi qui se dressait à plusieurs milliers de mètres au-dessus d’eux et autant en dessous. Ajoutez à ça la roche sculptée par un inextricable réseau de canyons, Olympus Mons qui semblait crever le dôme du ciel, à l’ouest, et le soleil rouge sang sur le point de se coucher derrière… force était à Eileen d’admettre que ce Roger savait choisir le site de ses campements. (Un dernier coup d’éponge, le dos tourné, le rideau en partie tiré, et, encore tout mouillé, il enfila ses fringues, donnant le signal du rhabillage à tout le groupe.) Le panorama était vraiment sublime, comme celui de tous leurs autres campements, d’ailleurs. Le sublime : sentir, par tous ses sens, qu’on était en danger quand on savait qu’on ne l’était pas. Telle était plus ou moins la définition qu’en donnait Burke. Elle collait pratiquement à chaque instant de ces journées, de l’aube au crépuscule. Mais ça pouvait devenir lassant, à force. Le sublime n’était pas le beau, après tout, et ce n’était pas une vie de se sentir perpétuellement en danger. Mais au coucher du soleil, sous la tente, cette appréhension pouvait être voluptueuse : sa peau nue, le paysage nu, monstrueux ; le lento du dernier quatuor à cordes de Beethoven, qu’Ivan passait tous les soirs, cette ultime sérénité dans l’agonie du soleil couchant…
Cheryl leur lut un passage de son compagnon de tous les instants, Si Wang Wei avait vécu sur Mars :
C’était un joli passage, se dit Eileen, surtout grâce aux éléments spécifiquement humains du paysage. Elle se rhabilla, comme les autres, fouilla dans son tiroir personnel du chariot en tournant ostensiblement le dos à John Nobleton. Puis ils se mirent à préparer le dîner. Pendant plus d’une heure après que le soleil eut disparu derrière Olympus Mons, le ciel resta clair ; rose à l’ouest, virant au noir d’encre à l’est. Ils firent la cuisine et mangèrent dans cette lumière. Le menu, choisi par Roger, se composait d’un ragoût de légumes avec du pain frais, un genre de baguette, et du café. La plupart d’entre eux coupaient la fréquence commune pendant de longs moments de la journée, et comme ils n’exploraient pas tous les mêmes canyons latéraux en montant, ils discutaient maintenant de ce qu’ils avaient vu. Le canyon principal qu’ils suivaient était le lit asséché d’un cours d’eau formé par des inondations soudaines dévalant une petite ligne de faille dans un vaste plateau incliné. D’après Roger, il était relativement jeune. Ça voulait tout de même dire deux milliards d’années, mais c’était beaucoup moins ancien que la plupart des canyons forés par le ravinement de l’eau de Mars. L’érosion éolienne et les merveilles erratiques provoquées par les bombardements volcaniques d’Olympus Mons fournissaient aux membres de l’expédition des quantités de sujets de discussion : les plages en terrasse de lacs depuis longtemps disparus, les chenaux sinueux, les bombes de lave en forme de larmes géantes, ou dont les couleurs faisaient soupçonner la présence de certains gaz dans l’atmosphère… Cette dernière chose, plus le fait que ces canyons avaient été sculptés par l’eau, suscitait évidemment toutes sortes de spéculations sur l’éventuelle présence de vie sur Mars dans un lointain passé. De plus, l’eau courante et les résiliences de la roche avaient créé des formes assez fantastiques pour faire penser à des créations artistiques extraterrestres. Ils parlaient donc, avec l’enthousiasme et la liberté que seuls les amateurs semblent pouvoir apporter au débat : des aréologues de journaux du dimanche, se disait Eileen. Il n’y avait pas un seul vrai scientifique parmi eux ; elle était ce qui y ressemblait le plus et elle ne possédait que des rudiments d’aréologie. Elle suivait néanmoins la conversation avec intérêt.