Contrairement à Roger, qui n’avait jamais pris part à ces échanges décousus, et ne les suivait même pas. Pour le moment, il était absorbé dans l’installation de son lit de camp et du mur de sa « chambre ». Chaque dormeur, ou chaque couple, pouvait, s’il le désirait, isoler son lit de camp à l’aide de panneaux. Roger était seul à s’en servir. Les autres préféraient dormir ensemble, à la lumière des étoiles. Roger disposa deux panneaux contre la paroi transparente du dôme, laissant juste assez de place pour son lit sous la pente du toit. Encore une façon de s’isoler des autres, se dit Eileen en secouant la tête. Les guides de randonnée étaient d’ordinaire si gentils… Comment réussissait-il à garder son boulot ? S’était-il fait une clientèle d’habitués ? Elle arrangea son propre lit de camp en le regardant faire : il était grand, même pour un Martien. Il faisait bien plus de deux mètres (le lamarckisme était de nouveau en vogue, et il semblait que plus on avait de générations d’ancêtres martiens, plus on était grand. C’était le cas d’Eileen elle-même, qui était de la quatrième génération : une yonsei). Avec son visage en lame de couteau, son long nez et ses grands pieds maladroits quand il enlevait ses bottes, il était d’une laideur digne de la famille royale d’Angleterre. Cela dit, il se joignit à eux, ce soir-là, ce qui n’était pas toujours le cas, et il alluma une lanterne alors que le ciel violet foncé virait au noir et s’emplissait d’étoiles. Le couchage organisé, ils s’assirent qui sur son lit de camp, qui par terre, autour de la maigre lueur de la lanterne, et parlèrent à bâtons rompus. Kevin et Doran firent une partie d’échecs.
Pour la première fois, ils interrogèrent Eileen sur sa spécialité. Était-il vrai que les hauts plateaux du Sud avaient conservé la croûte des deux hémisphères primitifs ? La ligne droite des trois grands volcans de Tharsis indiquait-elle un point chaud du manteau ? De l’aréologie pour journaux du dimanche, encore une fois, mais Eileen leur répondit de son mieux. Roger parut écouter.
— Vous pensez qu’il y aura un jour un séisme perceptible par la population ? demanda-t-il avec un sourire.
Tout le monde se mit à rire, et Eileen se sentit rougir. C’était la vanne classique. Il n’en resta évidemment pas là :
— Si ça se trouve, c’est vous, les sismologues, qui inventez ces tremblements de Mars rien que pour garder votre boulot.
— Vous êtes là depuis assez longtemps, répondit-elle. Un jour, une faille s’ouvrira sous vos pieds et vous engloutira.
— Ça, c’est ce qu’elle voudrait, insista Ivan.
Leurs échanges aigres-doux n’avaient évidemment pas échappé aux autres.
— Alors vous pensez qu’il pourrait y avoir un séisme, un jour ? insista Roger.
— Bien sûr. Il y en a des milliers tous les jours, vous savez.
— Ça, c’est parce que vos sismographes enregistrent le moindre pas. Je parle d’un vrai grand tremblement de Mars.
— Absolument. Je ne vois pas qui pourrait davantage mériter une bonne secousse.
— Vous seriez peut-être amenée à utiliser l’échelle de Richter, hein ?
Ça, ce n’était pas juste. Les séismes de faible amplitude étaient gradués sur l’échelle de Harrow. Mais plus tard, dans la même conversation, elle eut sa revanche. Cheryl et Mrs Mitsumu demandèrent à Roger où il était allé en randonnée, combien de groupes il avait guidés et ainsi de suite.
— Je suis guide des canyons, dit-il à un moment donné.
— Alors quand serez-vous promu à Marineris ? rétorqua Eileen.
— Promu ?
— Oui, Bien sûr. Marineris n’est-il pas le but ultime de tous les amateurs de canyons ?
— Eh bien… Oui, dans une certaine mesure.
— Alors vous devriez vous y faire muter au plus vite. J’ai entendu dire qu’il faudrait une vie entière pour en faire le tour.
Roger avait l’air d’avoir une quarantaine d’années.
— Oh, pas pour notre Roger, susurra Mrs Mitsumu, prenant part à la joute.
— Personne ne fera jamais le tour de Marineris ! se récria Roger. Il fait huit mille kilomètres de long, et il y a des centaines de canyons latéraux…
— Et Gustafsen ? rétorqua Eileen. J’ai entendu dire qu’il en connaissait chaque pouce. Ils seraient même plusieurs dans ce cas.
— Eh bien…
— Vous devriez vous occuper de ce transfert, je vous assure.
— C’est-à-dire que, personnellement, je suis plutôt un passionné de Tharsis, expliqua-t-il d’un ton penaud qui les fit rire.
Eileen lui lança un sourire et prépara du thé.
Quand tout le monde fut servi, John et Ivan abordèrent l’un de leurs sujets préférés : le terraforming des canyons.
— Ce système serait aussi beau que Lazuli, dit John. Vous imaginez l’eau dévalant les pentes que nous avons suivies aujourd’hui ? De l’herbe partout, des oiseaux dans le ciel, des petits crapauds cornus dans les failles… des fleurs de montagne pour mettre un peu de couleur dans tout ça…
— Oui, ce serait magnifique, renchérit Ivan.
Quelques cratères et des canyons avaient été couverts avec le matériau dont était faite leur tente, et on y avait injecté de l’air froid et pur, permettant l’existence d’une flore et d’une faune alpines et arctiques. Lazuli était le plus grand de ces terrariums, mais on en installait un peu partout.
Roger marmonna quelque chose.
— Vous n’êtes pas d’accord ? demanda Ivan.
Roger secoua la tête.
— Ça reviendrait, au mieux, à imiter la Terre. Mars n’est pas faite pour ça. Nous sommes sur Mars, nous devons nous adapter à ce qu’elle est, l’aimer pour ce qu’elle est.
— Il y aurait toujours des canyons et des montagnes naturels, reprit John. Il y a autant de terre émergée sur Mars que sur la Terre, non ?
— À peu près, oui.
— Alors il faudrait des siècles pour terraformer tout cet espace. Et sous cette gravité, ce ne sera peut-être jamais possible. En tout cas, ça prendrait des siècles.
— Certes, mais c’est la voie qui a été choisie, ajouta Roger. S’ils commencent à mettre des miroirs en orbite et à faire sauter les volcans pour obtenir du gaz, la surface entière sera changée.
— Ce serait merveilleux ! s’exclama Ivan.
— Vous n’êtes pas contre le fait que l’on puisse vivre à la surface, quand même ? demanda Mrs Mitsumu.
— Moi, j’aime Mars comme elle est.
John et les autres continuèrent à parler des problèmes considérables posés par le terraforming et, au bout d’un moment, Roger se leva et alla se coucher. Une heure plus tard, Eileen quitta le cercle à son tour et les autres en firent autant, se brossant les dents, allant aux toilettes, bavardant encore un peu… Longtemps après que les autres furent couchés, Eileen s’approcha du dôme transparent de la tente et regarda les étoiles. Là-haut, près de la constellation du Scorpion, pareille à une étoile du soir brillait la Terre, petit point nettement bleuâtre accompagné par un autre, plus indistinct : la Lune. Une double planète d’une beauté éclatante dans l’infinité des constellations. Ce soir-là, cette vision lui inspira une nostalgie incompréhensible, une envie lancinante de la voir de près, de se tenir un jour debout dessus.
Soudain, John fut auprès d’elle, trop près d’elle, épaule contre épaule, son bras se levant comme animé d’une vie propre, pour la prendre par la taille.