Выбрать главу

— On arrive au bout de la randonnée.

Elle ne répondit pas. C’était un très bel homme au profil aquilin, aux cheveux noir de jais. Il ne pouvait imaginer à quel point Eileen en avait assez des hommes séduisants. Elle avait mené ses histoires d’amour avec le discernement d’un pigeon dans un jardin public, et ça ne lui avait valu que des déboires. Ses trois derniers amants étaient assez beaux garçons, et en plus, le dernier, Éric, était riche. Sa maison de Burroughs était faite de pierres rares, comme toutes les nouvelles maisons des riches : un véritable palais de silex violet foncé, incrusté de calcédoine et de jade, de quartz rose et de jaspe. Le sol était un tapis compliqué d’ardoise jaune, de corail et de turquoise. Et les soirées ! Des pique-niques autour d’une partie de croquet, dans le labyrinthe de verdure, les bals dans la grande salle, les personnages masqués partout, dans les immenses jardins… Éric, quant à lui, était un beau parleur, plutôt superficiel, doublé d’un coureur de jupons. Eileen avait mis un moment à s’en rendre compte, et elle l’avait mal vécu. En quatre ans, c’était sa troisième déception amoureuse, et il y avait de quoi perdre confiance en soi. Elle n’était pas heureuse, et elle en avait particulièrement marre de cette attraction mutuelle, automatique, des gens séduisants, qui lui avait déjà coûté si cher, et qui était ce sur quoi John comptait en ce moment précis.

Il ne pouvait évidemment pas le savoir, l’inconscient qui refermait son bras autour de sa taille (il n’avait sûrement pas la facilité d’élocution d’Éric), mais elle n’était pas d’humeur miséricordieuse. Elle envisagea différentes tactiques pour s’esquiver diplomatiquement et reprendre ses distances. C’était la première fois qu’il tentait une manœuvre d’approche. Elle décida d’opter pour une feinte : se pencher pour lui planter un baiser sur la joue et profiter de ce qu’il baissait sa garde pour s’éloigner. Elle s’apprêtait à mettre cette tactique en action quand, d’une secousse, Roger écarta l’un de ses panneaux et sortit en caleçon, l’air vaseux, les yeux larmoyants.

— Oh ? bredouilla-t-il, avant de les reconnaître et de remarquer leur position. Ah, ajouta-t-il, prenant aussitôt la direction des toilettes.

Eileen profita de cette diversion pour se défiler et aller se coucher. Le lit était un territoire infranchissable, John le savait très bien. Elle se coucha, en proie à une certaine agitation. Ce sourire, ce « Ah », tout l’incident l’agaçait tellement qu’elle eut du mal à trouver le sommeil. Et pendant tout ce temps, l’étoile double, bleu et blanc, lui rendit son regard.

Le lendemain, c’était au tour d’Eileen et de Roger de tirer le chariot. C’était la première fois qu’ils tiraient ensemble, et pendant que les autres s’égaillaient dans la nature ils durent régler les nombreux petits problèmes que comportait cette tâche. Une fracture de terrain exigeait parfois un treuil, une cale, un palan – voire même l’aide d’un ou deux de leurs compagnons – mais leur rôle consistait essentiellement à guider le petit chariot flexible dans le lit du cours d’eau à sec. Ils convinrent de tenir leurs conversations privées sur le canal 33, mais, en dehors des questions strictement pratiques, ils n’avaient pas grand-chose à se dire. « Attention à cette pierre », « Vraiment jolis, ces trois éperons rocheux »… Il était clair pour Eileen que Roger ne s’intéressait pas beaucoup à elle, non plus qu’à son bavardage. Mais peut-être se disait-il la même chose d’elle, ajouta-t-elle in petto.

À un moment donné, elle lui demanda :

— Et si on lâchait tout, là ?

Le chariot était en équilibre au bord d’une corniche, et ils le descendaient, au treuil, d’une hauteur de six ou sept mètres.

— Il tomberait, répondit-il d’un ton solennel, son sourire visible derrière la visière de son casque.

D’un coup de pied, elle lui lança des gravillons.

— Allez, il exploserait ? Sommes-nous en danger de vie ou de mort à chaque instant ?

— Absolument pas. Ces trucs-là sont pratiquement indestructibles. Ce serait trop dangereux, sans ça. On en a vu tomber du haut de falaises de quatre cents mètres – pas verticales, bien sûr, mais assez abruptes – et s’en sortir intacts.

— Je vois. Alors, quand vous avez empêché le chariot de dévaler cette pente, hier, ce n’était pas vraiment vital ?

— Oh non ! C’est ce que vous avez pensé ? Je voulais juste éviter d’avoir à redescendre le chercher.

— Ah.

Elle laissa tomber le chariot et ils descendirent le rejoindre. Après cela, il n’y eut plus d’échange entre eux pendant un long moment. Eileen se disait qu’elle serait de retour à Burroughs d’ici trois ou quatre jours, sans avoir résolu un seul de ses problèmes, sans que rien ait changé dans sa vie.

Enfin, ce serait bon de se retrouver à l’air libre, l’illusion du plein air. De l’eau courante. Des plantes.

Roger eut un claquement de langue ennuyé.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

— Une tempête de sable en préparation. (Eileen l’entendit passer sur la fréquence commune.) À tout le monde : regagnez le canyon principal. Il va y avoir une tempête de sable.

Il y eut des gémissements sur la fréquence commune. Personne n’était en vue. Roger descendit le canyon en bondissant avec un équilibre impressionnant.

— Pas un seul campement correct dans les environs, annonça-t-il d’un ton chagrin. (Il s’aperçut qu’Eileen le regardait et tendit le bras vers l’horizon, à l’ouest.) Vous voyez ce panache dans le ciel ?

Elle ne voyait qu’un endroit où le rose du ciel était peut-être un peu plus jaune, mais elle répondit :

— Oui ?

— Une tempête de sable. Qui vient vers nous. J’ai l’impression de sentir le vent, déjà.

Il leva la main. Eileen pensa que sentir le vent à travers un scaphandre, par une pression atmosphérique de trente millibars, relevait du pur fantasme, ou de la rodomontade de guide, mais elle leva aussi la main et crut sentir une légère fluctuation de la pression.

Ivan, Kevin et les Mitsumu apparurent au bout du canyon.

— Des campements possibles par là ? demanda Roger.

— Non. Le canyon se rétrécirait plutôt.

Et puis, aussi soudaine qu’un raz-de-marée, la tempête de sable fut sur eux. Eileen n’y voyait pas à plus de quinze mètres. Ils avaient l’impression d’être dans un dôme fluctuant de sable volant en tous sens, et il faisait aussi sombre que pendant leurs longs crépuscules, sinon plus.

Sur le canal 33, dans son oreille gauche, Eileen entendit un long soupir. Puis dans son oreille droite, sur la fréquence commune, la voix de Roger :

— Vous tous, dans le canyon, regroupez-vous et rapprochez-vous de nous. Doran, Cheryl, John, où êtes-vous ? Je ne vous entends pas.

Un grésillement d’électricité statique, très fort.

— Roger ! Nous sommes pris dans une tempête de sable ! Je vous entends à peine !

— Doran et John sont-ils avec vous ?

— Doran est avec moi. Il est juste au-dessus de cette crête. Je l’entends, mais il dit qu’il ne vous entend pas.

— Revenez vers le canyon principal, tous les deux. Et John, où est-il ?

— Je ne sais pas. Il y a bien une heure que je ne l’ai pas vu.

— Bon. Restez avec Doran, surtout…

— Roger ?

— Oui ?

— Doran est auprès de moi, maintenant.

— Je vous entends de nouveau, fit la voix de Doran, l’air plus effrayé que Cheryl. Il y avait trop d’interférences sur cette crête.

— Ouais, j’imagine que c’est pareil pour John, reprit Roger.