— Bonne idée.
Encore quelques échanges, et puis :
— Vous tous, passez sur le canal 5 pour vos communications et évitez de parler sur la fréquence commune. Nous aurons besoin d’écouter, là-haut. Montons encore un peu, ajouta-t-il sur le canal 33. Je crois me souvenir d’avoir vu un piton sur la crête, là-haut, d’où on devrait avoir un bon point de vue.
— Très bien. Où pensez-vous qu’il pourrait être ?
— Là, vous me posez une colle.
Lorsque Roger eut localisé le piton rocheux auquel il pensait, ils appelèrent les autres, les rappelèrent, mais en vain, Eileen se posta sur le piton, en haut de la crête : un endroit étrange, où il n’y avait rien à voir, que le sable fin charrié par un vent fantomatique qu’elle sentait à peine sur son dos, comme le souffle d’un climatiseur, malgré la ressemblance visuelle avec un épouvantable typhon. Elle tentait d’appeler John de temps à autre. Roger patrouilla vers le nord puis vers le sud, sur le sol accidenté, restant toujours à distance radio d’Eileen, bien qu’une fois il ait du mal à la retrouver.
Trois heures passèrent ainsi, et le ton désinvolte de Roger changea. Se mua non en inquiétude, se dit Eileen, mais plutôt en une sorte d’ennui. Il était embêté pour John. Eileen, quant à elle, était carrément angoissée. Si John avait confondu le nord et le sud, ou s’il était tombé…
— Je propose que nous montions encore un peu, soupira Roger. Sauf que je pense l’avoir vu quand nous avons redescendu le chariot jusqu’ici. Et je doute qu’il soit remonté.
Soudain, des craquements se firent entendre dans les écouteurs d’Eileen :
— Pss ftunk bdzz… (La liaison redevint claire, et puis, de nouveau :) Ckk ssss ger, alors ! ckk !
— Il était donc bel et bien monté, conclut Roger avec satisfaction (et une touche de soulagement, songea Eileen). Hé, John ! Nobleton ! Vous me recevez ?
— Ckk sssssssssssss ouais ! Dites, sssssssss kuh ssssss.
— Nous vous recevons mal, John ! Continuez à parler, en marchant ! Vous êtes…
— Roger ! Ckk. Hé, Roger !
— John, nous vous recevons. Ça va ?
— … ssss pas très sûr de l’endroit où je suis.
— Vous allez bien ?
— Oui ! Je suis juste perdu !
— Eh bien, vous ne l’êtes plus. Enfin, vous ne devriez plus l’être. Dites-nous ce que vous voyez.
— Rien du tout !
C’est ainsi que commença le lent processus de localisation puis de récupération de la brebis égarée. Eileen alla, de sa propre initiative, à gauche et à droite, dans l’espoir de repérer John, qui avait pour consigne de continuer à parler, mais en restant sur place.
— Vous n’allez pas me croire ! disait-il d’une voix rigoureusement dépourvue de crainte, et même plutôt exaltée. Vous n’allez pas me croire, Eileen, Roger. Crk ! Juste avant le début de la tempête, j’étais dans un canyon tributaire, au sud, et j’ai trouvé…
— Oui, vous avez trouvé quoi ?
— Eh bien, j’ai trouvé des fossiles, je suis sûr que c’est ça. Je vous assure ! Une formation rocheuse pleine de fossiles !
— Ah bon ?
— Oui, je vous assure ! J’en ai pris avec moi. De minuscules coquillages, comme des espèces de petits escargots de mer, ou des crustacés. Des nautiles miniatures, ce genre-là. Ça ne peut être que ça. J’en ai quelques-uns dans ma poche, mais il y en a une paroi entière, là-bas. Je me suis dit que si je partais comme ça, je ne pourrais plus jamais le retrouver, avec cette tempête, alors j’ai fait une piste en empilant des pierres, en regagnant le canyon principal, si c’est bien là que je suis. Et puis j’ai cherché un endroit où la radio passait à nouveau.
— De quelle couleur sont-ils ? demanda Ivan, d’en bas.
— Vous, là-bas, taisez-vous ! ordonna Roger. Nous ne nous sommes pas encore rejoints.
— Nous devrions pouvoir retrouver le site. Eileen, vous arrivez à croire ça ? Nous allons tous être… Hé !
— C’est moi, dit Roger.
— Ah ! Vous m’avez fait peur !
Eileen sourit en imaginant John surpris par l’apparition spectrale de ce grand échalas de Roger engoncé dans son scaphandre. Roger ramena John vers le bas du canyon, auprès d’Eileen. John lui donna l’accolade, et ils rejoignirent le Dr Mitsumu, qui les conduisit vers la tente, plus haut. Eileen ne se souvenait pas que la tente était aussi en pente.
Une fois à l’intérieur, le groupe enfin réuni bavarda pendant une heure, commentant l’aventure. Roger prit sa douche et cala le chariot pour le remettre à l’horizontale pendant que John leur montrait ce qu’il avait trouvé : on aurait dit des petits cailloux ou de minuscules coquillages, rouge et noir moucheté. Enfin, plus noir que rouge. Certains étaient incrustés dans une croûte de grès. Le dessous était spiralé.
Ça ne ressemblait à aucune des pierres qu’Eileen avait eu l’occasion de voir. En fait, ça rappelait bel et bien les rares coquillages terriens qu’elle avait vus à l’école. Elle regarda, en retenant son souffle, les petites choses que John tenait dans le creux de sa main. De la vie sur Mars, même si ce n’étaient que des traces de vie fossile. De la vie sur Mars. Elle prit l’un des petits coquillages, l’examina, le retourna, l’examina encore.
Elle ne pouvait en détacher son regard. Il se pourrait bien que ce soit ça…
Ils disposèrent leurs lits de camp en tenant compte de la pente du sol et les calèrent à l’aide de vêtements et autres objets domestiques trouvés dans le chariot. Ils étaient installés depuis longtemps qu’ils parlaient encore de la découverte de John, et Eileen se rendit compte qu’elle était de plus en plus excitée à cette idée. Le sable qui criblait sans bruit les parois de la tente ne manifestait sa présence que par l’absence complète d’étoiles. Elle regarda leurs reflets incurvés sur la surface du dôme et réfléchit. L’Expédition Clayborne, dans les livres d’histoire. De la vie sur Mars… Et les autres parlaient, parlaient…
— On y retourne demain, d’accord, Roger ? demanda John.
— Dès la fin de la tempête, en tout cas, c’est promis, dit Roger, que l’inclinaison de la tente empêchait d’installer sa chambre à coucher privée.
Roger n’avait jeté qu’un coup d’œil aux coquillages, et il avait secoué la tête en marmonnant : « Je ne sais pas. Ne vous faites pas trop d’illusions quand même. Je ne voudrais pas que vous soyez déçu… » Eileen s’en était étonnée.
De là à ce qu’il soit jaloux de John, maintenant !
Ils continuèrent à bavarder. Mais avec toutes ces émotions, Eileen était épuisée. Elle s’endormit comme une masse, bercée par le son de leurs voix.
Elle fut réveillée en sursaut par l’écroulement de son lit de camp. Elle roula à terre et ne réussit à s’arrêter que lorsqu’elle se retrouva contre Mrs Mitsumu et John. Elle s’éloigna précipitamment de John et vit Roger, près du chariot. Il regardait les cadrans en souriant. Son lit de camp était près du chariot ; aurait-il tiré sur l’un des vêtements qui calaient son lit de camp, la faisant tomber ? Ce type avait une tête à faire des farces…
Le bruit avait réveillé les autres. La conversation reprit aussitôt, toujours sur le même sujet : la découverte de John. Roger confirma qu’ils avaient assez de provisions pour faire l’aller et retour jusqu’en haut du canyon. La tempête avait cessé. Le dôme était couvert de poussière, il y en avait un bon centimètre du côté de la colline, mais le ciel était dégagé. Alors, aussitôt après le petit déjeuner, ils s’équipèrent, non sans mal sur le sol en pente, et quittèrent leur abri.