Eileen se fit la réflexion que l’endroit où ils avaient retrouvé John était moins éloigné qu’il ne lui avait semblé, dans la tempête. Toutes leurs empreintes avaient disparu, même les traces plus profondes laissées par le chariot. John menait la marche en faisant des bonds de géant comme s’il avait du mal à se contrôler.
— C’est là-haut que nous vous avons retrouvé, dit Roger en montrant un piton, sur leur droite, à John qui les attendait en s’agitant nerveusement.
— Voilà le premier cairn, dit-il. Là-bas, vous voyez ? Mais avec tout ce sable, on dirait n’importe quel tas de cailloux. Ça risque d’être plus compliqué que je ne pensais…
— Nous allons les retrouver, lui assura Roger.
Ils suivirent vers le sud l’enfilade de canyons qui formaient un réseau tentaculaire de tranchées profondes, sculptées dans la roche en pente, face à Olympus Mons. John ne savait pas très bien jusqu’où il était allé, si ce n’est qu’il n’avait pas dû beaucoup s’écarter du niveau auquel ils se trouvaient. Certains des cairns étaient difficiles à repérer, mais Roger avait un don pour ça, et les autres en trouvèrent aussi quelques-uns. Lorsqu’ils ne le voyaient pas, ils se déployaient en tirailleurs, dans l’espoir que l’un d’eux s’écrierait : « Le voilà ! », comme des enfants cherchant des œufs de Pâques. Puis ils se regroupaient et recommençaient à scruter le paysage. Une seule fois, leurs efforts demeurèrent vains, et Roger dut cuisiner John pour l’aider à retrouver ses souvenirs. Après tout, comme le souligna Ivan, il faisait grand jour quand il avait trouvé le site. John avoua, un peu abattu, que tous ces petits canyons rouges se ressemblaient tellement qu’il ne se rappelait pas vraiment où il était allé.
— Tiens, le voilà, le cairn ! s’exclama Roger en indiquant une petite niche marquant l’entrée d’une ravine latérale.
Puis, quand ils furent arrivés à la niche, John s’écria :
— C’est là ! Juste là, en bas de cette gorge, dans la paroi. Il y en a plein par terre, regardez !
La fréquence commune retentit du brouhaha de leurs voix tandis qu’ils s’engouffraient en file indienne dans la ravine aux parois abruptes. Eileen se faufila par l’entrée étroite et se retrouva face à la paroi sud, presque verticale. Là, incrustés dans le grès dur, il y avait des milliers de petits escargots de pierre noire. Le sol en était couvert. Ils étaient à peu près tous de la même taille, percés d’un trou qui s’enfonçait dans la coquille creuse. Beaucoup étaient cassés et, en inspectant les fragments, Eileen vit l’enroulement spiralé qui caractérisait si souvent la vie. Les voix surexcitées de ses compagnons se répondaient dans ses écouteurs. Roger était grimpé sur la paroi et l’examinait, la visière de son casque à quelques centimètres de la pierre.
— Vous voyez ce que je veux dire ? demandait John. Des escargots martiens ! C’est comme ces strates de bactéries fossiles dont vous avez sûrement entendu parler, sauf que c’est plus avancé. La vie a bel et bien commencé quand il y avait de l’eau et une atmosphère à la surface de Mars. Seulement elle n’a pas eu le temps d’aller très loin.
— Les escargots de Nobleton, dit Cheryl, tout le monde éclatant de rire.
Eileen ramassa plusieurs fragments avec une excitation croissante. Ils étaient tous très similaires. Elle se mit à transpirer dans sa combinaison. Le système de régulation thermique devait être soumis à rude épreuve. Elle retira un spécimen intact de la roche et l’examina attentivement. Elle avait du mal à se concentrer avec tous ces cris excités qui résonnaient sur la fréquence commune, et elle s’apprêtait à couper le son quand elle entendit la voix de Roger dire lentement :
— Euh… Dites… Hé, les gars, attendez.
Lorsque le silence fut rétabli, il dit d’un ton hésitant :
— Je ne voudrais pas jouer les rabat-joie, mais… Ce ne sont pas des fossiles.
— Comment ça ?
— Que voulez-vous dire ? fit Ivan, avec agressivité. Comment pouvez-vous le savoir ?
— Eh bien, il y a plusieurs raisons, répondit Roger dans le silence à peu près complet, à présent, tout le monde s’étant tu et le regardant. D’abord, je crois que les fossiles sont créés par un processus de filtration qui s’étend sur des millions d’années. Ce qui n’a pas eu le temps de se produire sur Mars.
— C’est ce qu’on pense actuellement, objecta Ivan, mais ce n’est pas forcément la vérité. Il est certain qu’il y a eu de l’eau sur Mars depuis le début. Et puis, après tout, ces choses sont là, non ?
— Eh bien… reprit-il. (Eileen comprit qu’il préférait ne pas relever cet argument.) Vous avez peut-être raison, mais il se trouve que je sais ce que c’est. Ce sont des granulés de lave, des granulés bulle. J’en ai entendu parler, mais je n’en avais jamais vu de si petits. De minuscules bombes de lave projetées lors d’une éruption d’Olympus Mons. Une sorte de vaporisation.
Chacun regardait les petits objets qu’il tenait dans le creux de sa main.
— Je vous explique : quand des granulés de lave tombent sur une certaine sorte de sable, ils s’enfoncent dedans, fondent rapidement la silice, dégageant des gaz qui forment une bulle, et cet intérieur vitreux. Quand le granulé tourne, ça produit ces chambres spiralées. Enfin, c’est ce que j’ai entendu dire. La plaine devait être plate, à l’origine, puis le plateau s’est incliné, a commencé à glisser le long de cette pente, ces couches se sont fracturées et se sont retrouvées enfouies sous les dépôts ultérieurs…
— Ce n’est pas forcément comme ça que ça s’est passé, déclara John pendant que les autres observaient la paroi.
Mais même lui en avait l’air assez convaincu.
— Nous allons en rapporter quelques-uns, bien sûr. Comme ça nous en aurons le cœur net, conclut Roger d’un ton conciliant.
— Pourquoi ne nous avez-vous pas parlé de ça hier soir ? demanda Eileen.
— Eh bien, je ne pouvais rien dire avant d’avoir vu la roche dans laquelle ils étaient incrustés. C’est du grès avec une pulvérisation de lave. C’est pourquoi les couches supérieures sont tellement dures. Mais vous êtes aréologue, non ? dit-il avec sérieux, sans une ombre d’ironie. Il ne vous semble pas que c’est de la lave ?
— C’est ce qu’on dirait, en effet, convint Eileen à contrecœur, en hochant la tête.
— Eh bien, il n’y a pas de fossiles dans la lave.
Une demi-heure plus tard, c’est un groupe un peu démoralisé qui repartit en sens inverse le long de la piste de cairns.
John et Ivan s’attardaient loin derrière les autres, chargés de plusieurs kilos de granulés de lave. Des pseudo-fossiles, ainsi que les appelaient les aréologues et les géologues. Roger marchait en tête. Il bavardait avec les Mitsumu et s’efforçait de remonter le moral de tout le monde, pensa Eileen. Elle s’en voulait de ne pas avoir identifié les roches, la veille au soir. Elle se sentait plus déçue qu’elle n’était prête à l’admettre, et ça la mettait en colère. Tout était tellement vide, ici, tellement dépourvu de sens, de forme…
— Une fois, j’ai cru que j’avais trouvé des traces de présence extraterrestre, disait Roger. J’étais de l’autre côté d’Olympus, à explorer les canyons, comme d’habitude, mais tout seul. Je traversais un terrain vraiment fracturé, mâchuré, quand tout à coup je suis tombé sur une piste de cairns. Les pierres ne s’empilent jamais toutes seules. Comme vous le savez, maintenant, la Société d’Exploration tient un registre des expéditions et randonnées. J’avais vérifié avant de partir, je savais que j’étais en territoire inexploré, exactement comme nous en ce moment. Jamais aucun être humain n’avait mis les pieds dans cette partie des badlands, à la connaissance de la Société, du moins. Et je tombe sur ce cairn. Et j’en trouve d’autres, tout de suite après. Disposés non en ligne droite, mais en zigzag, ou en quinconce. Et petits. De petits empilements de pierres plates, quatre ou cinq l’une sur l’autre. Comme s’ils avaient été faits par de petits extraterrestres qui y auraient bien vu du coin de l’œil.