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— Vous avez dû être drôlement surpris, avança Mrs Mitsumu.

— Ça oui. Enfin, il y avait trois possibilités. Soit c’était une formation rocheuse naturelle – très improbable, mais il se pouvait que des formations en strates aient glissé latéralement et que l’érosion les ait séparées en fragments distincts, encore empilés les uns sur les autres. Soit ces pierres avaient été disposées là par des extraterrestres. Tout aussi invraisemblable, à mon avis. Ou bien quelqu’un était venu se promener par là sans le signaler, et s’était bien amusé en pensant à ceux qui tomberaient là-dessus plus tard. Pour moi, c’était l’explication la plus plausible. Mais pendant un instant, à cet endroit…

— Vous avez dû être déçu, reprit Mrs Mitsumu.

— Oh non, répondit Roger avec spontanéité. Plus amusé qu’autre chose, je crois.

Eileen regarda la silhouette de leur guide, loin devant avec les autres. Il se fichait sincèrement que la découverte de John ne soit pas d’origine vivante, se dit-elle. En cela, il était différent d’eux, de John, d’Ivan ou d’elle-même. Parce que son explication, manifestement correcte, de la formation des petites coquilles lui laissait une impression de perte plus grave qu’elle n’aurait imaginé. Elle aurait voulu qu’il y ait eu de la vie à cet endroit. Elle le voulait aussi fort que John, qu’Ivan ou que tous les autres, elle s’en rendait compte à présent. Tous les livres qu’elle avait lus pendant ses études… C’est pour ça qu’elle avait oblitéré l’information selon laquelle il n’y avait jamais de fossiles dans les roches ignées. Si seulement il y avait eu de la vie, autrefois, à cet endroit – des escargots, des lichens, des bactéries, n’importe quoi –, la terrible nudité du paysage en aurait été un peu édulcorée.

Et si Mars elle-même ne pouvait en fournir, il devenait nécessaire de lui en apporter, de faire en sorte que la vie puisse exister dans cette désolation, de la transformer le plus vite possible, pour lui donner vie. Elle percevait, à présent, la connexion entre les deux principaux sujets de conversation du soir, dans leur campement isolé : le terraforming et la découverte de formes de vies martiennes disparues. On tenait les mêmes conversations d’un bout à l’autre de la planète, peut-être moins intensément qu’ici, dans les canyons, mais quand même. Toute sa vie Eileen avait attendu cette découverte. Elle y avait cru.

Elle prit dans la poche de son scaphandre la demi-douzaine de granulés de lave qu’elle avait récupérés et les regarda. Brusquement, amèrement, elle les jeta au loin, dans le désert couleur de rouille. Ils ne trouveraient jamais de vestiges de vie martienne ; personne n’en trouverait jamais. Elle le savait au plus profond d’elle-même. Toutes les prétendues découvertes, les Martiens de ses livres – tout cela relevait de la pure et simple projection, rien de plus. Les êtres humains voulaient qu’il y ait des Martiens, point final. Or il n’y en avait pas, il n’y en avait jamais eu, il n’y avait pas de bâtisseurs de canaux ; pas de créatures filiformes à la tête énorme et aux yeux lançant des rayons, pas de sauterelles ou de lézards géniaux, de raies manta intelligentes, d’anges ou de démons. Nulle part il n’y avait d’êtres à quatre bras terrés dans des jungles bleues, de monstres squelettiques assoiffés de sang, de beautés ténébreuses aux yeux de biche avides de sperme terrien, de petits lutins rusés errant, ahuris, dans le désert, de télépathes à la peau noire et aux yeux dorés, de race d’ectoplasme. Il n’y avait pas de palais de coquillages en ruine, de châteaux dans des oasis asséchées, de mystérieuses habitations troglodytes bourrées comme un musée, de tours hologrammes prêtes à rendre fous les pauvres humains. Pas de réseau de canaux compliqués aux écluses pleines de sable, pas un seul canal, à vrai dire. Il n’y avait même pas de marécages descendant tous les étés des calottes polaires, d’animaux vivant sous terre, comme des lapins, pas de créatures éoliennes, de lichens capables de projeter des champs électriques meurtriers, ni même aucune sorte de lichens. Pas d’algues dans des sources chaudes, de microbes dans le sol, de micro-bactéries dans le régolite, de stromatolites, de nanobactéries dans le cœur des roches… pas de soupe primitive.

Tant de rêves… Mars était une planète morte. Eileen frappa du pied la terre asséchée par le gel et regarda, à travers ses larmes, le sable rosé s’envoler sous ses bottes. Tout était mort. C’était chez elle : Mars la morte. Même pas. La mort c’était la fin de la vie. Non, rien du tout. Un néant rouge.

Ils regagnèrent le canyon principal. Leur tente était loin en bas. On aurait dit qu’elle allait dévaler la pente d’un instant à l’autre. Enfin un signe de vie. Eileen eut un rictus sinistre derrière la visière de son casque. Dehors, il faisait moins quarante, et l’air n’était pas de l’air.

Roger pressa l’allure, devant eux, sans doute pour brancher l’air comprimé et chauffer la tente, ou pour tirer le chariot dehors, dans le canyon. Dans la gravité extraterrestre qu’elle avait connue toute sa vie, il dévorait l’espace. Il ne bondissait pas comme un chamois, à la manière de John ou de Doran ; il allait tout droit, selon la trajectoire la plus efficace, dans une sorte de ballet martien d’autant plus gracieux qu’il était plus simple. Eileen appréciait cela. Voilà un homme réconcilié avec le néant absolu de Mars, se dit-elle. Il avait l’air d’être chez lui, dans son paysage. Un vieux vers du temps jadis lui revint à l’esprit : « Nous avons rencontré l’ennemi, et c’était nous. » Et puis une phrase de Bradbury : « Les Martiens étaient là : Timothée, Robert, Michael, Papa et Maman. »

Elle tourna et retourna cette idée dans sa tête en suivant Clayborne dans le canyon, essayant d’imiter sa démarche.

— Mais il y a eu de la vie sur Mars.

Elle le regarda, ce soir-là. Ivan et Doran bavardaient avec Cheryl. John ruminait sur son lit de camp. Roger faisait la causette aux Mitsumu, qui l’aimaient bien. Au coucher du soleil, quand ils procédèrent à leurs ablutions (ils avaient déménagé la tente sur un autre site plus plat) et qu’il repartit tout nu vers son réduit, Eileen trouva soudain du meilleur goût le bracelet d’onyx qu’il portait au poignet gauche. Elle se rendit compte qu’elle le regardait exactement comme John et le docteur la regardaient, elle – sauf que ce n’était pas la même chose –, et elle rougit.

Après dîner, pendant que les autres regagnaient leur lit de camp en silence, Roger resta à bavarder avec Eileen et les Mitsumu. Il ne leur en avait jamais autant dit. Il était toujours aussi sarcastique avec elle, mais son sourire démentait ses paroles. Elle le regardait bouger… et soupira, furieuse contre elle-même. N’était-ce pas exactement ce qu’elle cherchait à fuir en venant ici ? Avait-elle vraiment envie ou besoin d’éprouver à nouveau ce sentiment, cet intérêt croissant ?

— Ils n’arrivent pas encore à décider s’il y a ou non des nanobactéries ultra-microscopiques dans le lit de roche. Les revues scientifiques se font régulièrement l’écho de la controverse. Il se pourrait qu’il y en ait, mais qu’elles soient si petites qu’on ne pourrait pas les voir. On a signalé des contaminations survenues lors de forages… Mais j’en doute.

Cela dit, il était assurément différent des hommes qu’elle avait connus ces dernières années. Lorsque tout le monde fut couché, elle se concentra sur cette différence, cette qualité. Il était martien. Il était cette vie non terrestre, et elle avait envie de lui comme elle n’avait jamais désiré ses autres amants. Mrs Mitsumu leur souriait, comme si elle avait vu qu’il se passait quelque chose, une chose qu’elle voyait venir depuis longtemps, lorsqu’ils n’arrêtaient pas de se chamailler, tous les deux… Ah, ces Terriennes qui en pinçaient pour les virils Martiens ! se dit-elle en riant d’elle-même. C’était pourtant vrai. Elle continuait à bâtir des histoires pour peupler cette planète, à tomber amoureuse, malgré elle. Et elle avait envie que ça change. Comme disait l’autre : Si on n’agissait pas conformément à ses sentiments, c’est qu’ils n’étaient pas assez profonds. Elle avait toujours vécu en fonction de ce précepte. Qui lui avait valu de sacrés ennuis, mais tout était à présent oublié. Demain, ils seraient au petit avant-poste qui était leur destination finale, et l’occasion serait à jamais perdue. Pendant une heure, elle y réfléchit, évaluant les regards qu’il lui avait jetés toute la soirée. Comment évaluait-on les regards d’un extraterrestre ? Allons, il était humain, juste adapté à Mars comme elle aurait bien voulu l’être elle-même, et il y avait eu dans ses yeux quelque chose de très humain, de très compréhensible. Autour d’elle, les collines noires se dressaient sur le ciel noir. Et là-haut, au-dessus d’eux, l’étoile double, ce foyer sur lequel elle n’avait jamais mis les pieds. C’était un endroit très solitaire.