Enfin, elle n’avait jamais été particulièrement timide dans ce domaine, mais elle avait toujours privilégié une certaine retenue, préférant encourager les avances plutôt que de les faire elle-même (d’habitude), de sorte que lorsqu’elle se leva sans bruit et enfila une chemise et un short, son cœur battait la chamade. Elle s’approcha des panneaux sur la pointe des pieds en pensant que la chance souriait aux audacieux, et se glissa sous les draps, à côté de lui.
Il se redressa. Elle lui mit la main sur la bouche, ne sachant trop ce qu’elle allait faire à présent. Son cœur cognait contre ses côtes. Ça lui donna une idée. Elle se pencha et lui colla la tête contre sa poitrine pour lui faire entendre les battements de son cœur. Il la regarda, l’attira sur lui. Ils s’embrassèrent. Il y eut des murmures. Le lit de camp était trop étroit et grinçait, alors ils s’allongèrent par terre et s’embrassèrent. Elle le sentit durcir contre sa cuisse. Une sorte de pierre martienne, se dit-elle, comme ce jade de chair… Ils se murmurèrent des choses à l’oreille, leurs lèvres pareilles à des écouteurs. Elle avait du mal à faire l’amour en silence, explorant cette roche martienne qui l’explorait à son tour… Puis elle perdit un moment toute conscience et, lorsqu’elle recouvra ses esprits, elle tremblait spasmodiquement. Un choc en retour, se dit-elle.
Une sismologie sexuelle. Il sembla lire dans ses pensées, parce qu’il lui murmura joyeusement à l’oreille :
— Tes sismographes ont probablement enregistré nos vibrations, à l’heure qu’il est.
Elle eut un petit rire assourdi et répondit par la blague traditionnelle des étudiants de littérature :
— Oui, c’était vraiment bien. La Terre a tremblé.
Au bout d’une seconde, il comprit et étouffa un rire.
— Ça fait quelques milliers de kilomètres.
Il est plus difficile d’étouffer les rires que les bruits de l’amour.
Évidemment, il est impossible de dissimuler ce genre d’activité à un groupe, surtout sous une tente de dimensions aussi restreintes, et le lendemain matin Eileen croisa certains regards éloquents de John et des sourires de Mrs M. C’était un matin radieux, et lorsqu’ils repartirent, après avoir rangé la tente dans le chariot, Eileen se surprit à siffloter. Alors qu’ils descendaient vers la vaste plaine sur laquelle débouchait le canyon, ils se branchèrent, Roger et elle, sur le canal 33 et bavardèrent.
— Tu ne penses pas que ce serait tout de même mieux avec des cactées et de la sauge, par exemple ? Ou de l’herbe ?
— Non. Ça me plaît comme ça. Tu vois ces cinq éperons rocheux, là-bas ? dit-il en tendant le doigt. C’est beau, non ?
Avec l’intercom, ils pouvaient s’éloigner l’un de l’autre et continuer leur conversation à l’insu de leurs compagnons, leur voix présente à l’oreille de l’autre. Ils parlèrent ainsi longtemps, longtemps. Chacun a tenu des conversations cruciales au cours de son existence. Cruciales par la clarté d’expression, la fulgurance des sentiments, l’attention aux paroles de l’autre, la confiance en la réalité de ses dires – pour toutes ces raisons et bien d’autres, alors même que les propos échangés portaient sur les sujets les plus simples, les plus banals :
— Regarde cette roche.
— C’est vraiment joli, cette crête contre le ciel. Elle doit être à des centaines de kilomètres, et on a l’impression qu’il suffirait de tendre la main pour la toucher.
— Tout est si rouge.
— Oui. Mars la Rouge. Celle que j’aime. Je suis pour Mars la Rouge.
Elle se plongea dans ses réflexions. Ils descendaient loin devant les autres, sur les parois opposées du canyon qui allait en s’élargissant. Ils allaient bientôt retrouver le reste du monde, le monde des villes. Il y avait des tas de gens là-bas, des gens qu’on pouvait rencontrer sans jamais être sûr de les revoir. D’un autre côté… Elle regarda le grand gaillard dégingandé qui arpentait les dunes avec une grâce martienne, féline, dans une gravité de rêve. Un danseur.
— Quel âge as-tu ? lui demanda-t-elle.
— Vingt-six ans.
— Seigneur !
Il était déjà assez ridé. Par le soleil, surtout.
— Qu’y a-t-il ?
— Je te croyais plus vieux.
— Eh bien, non.
— Il y a longtemps que tu fais ça ?
— Quoi ? Explorer les canyons ?
— Oui.
— Depuis que j’ai six ans.
— Oh.
Voilà pourquoi il connaissait si bien ce monde.
Elle traversa le canyon et se rapprocha de lui. En la voyant faire, il descendit à son tour et ils poursuivirent dans le lit de l’ancien cours d’eau asséché.
— Je pourrai faire une autre randonnée avec toi ?
Il la regarda. Eut un sourire, derrière la visière du casque.
— Oh oui. Il y a des tas de canyons à voir.
Le canyon s’ouvrit, s’aplatit, et ses parois se fondirent dans la vaste plaine jonchée de blocs erratiques sur laquelle était installé le petit avant-poste, quelques kilomètres plus loin. Eileen le voyait déjà, dans le lointain, comme un château de verre : une tente assez semblable à la leur, en réalité, mais plus grande. Et derrière, Olympus Mons partait à l’assaut du ciel.
Le complot archéobactérien
Le petit peuple rouge n’aimait pas le terraforming. De son point de vue, ça détruisait tout, exactement comme le réchauffement global détruisait la Terre, mais à la puissance deux, comme d’habitude. Tout, sur Mars, était à la puissance deux par rapport à la Terre – plus grave au carré, en somme.
Évidemment, les relations entre le petit peuple rouge et les organismes terriens nouvellement implantés étaient déjà complexes. Pour bien comprendre, il faut penser à ces encore plus petits cousins du petit peuple rouge, leurs anciens, les archéobactéries. Comme les bactéries et les eucaryotes, ce troisième ordre du vivant était issu, par génération spontanée, de la panspermie. Il avait été apporté sur Mars quatre milliards d’années auparavant, par un nuage venu des environs d’une étoile primitive de la seconde génération située à des années-lumière de là. Il s’agissait surtout de Thermoproteus et de Methanospirillum, avec une pincée de Haloferax. Comme c’étaient des hyperthermophiles, Mars leur convenait bien, à l’époque des premiers bombardements intenses. Mais certains de ces voyageurs avaient été chassés de la surface de Mars par une pluie de météores et s’étaient déposés sur la troisième planète après le Soleil, la Terre, qu’ils avaient ensemencée, donnant le coup d’envoi de la longue et sauvage course à l’évolution. La vie terrestre était donc, d’une certaine façon – limitée –, d’origine martienne, bien qu’en fait elle soit aussi infiniment plus ancienne que ça.