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Par la suite, Paul Bunyan, le lointain descendant de ces archéobactéries issues de la panspermie, était revenu sur Mars et avait trouvé une planète glaciale, manifestement stérile. Pourtant, certains des anciens avaient survécu tant bien que mal, au gré des percolations volcaniques sub-martiennes. Paul et son grand taureau bleu, Babe, avaient été, comme vous le savez, supplantés par le Grand Homme qui les avait assimilés à la planète, incorporés au cœur et à la croûte de Mars. À partir de là, la famille bactérienne interne de Paul s’était diffusée dans tout le régolite de la planète et avait amorcé le grand bond en avant cryptoendolithique, comme on disait, ce premier terraforming sub-martien qui avait engendré, à la fin de son évolution, le petit peuple rouge tel que nous le connaissons.

C’est ainsi que les Martiens étaient rentrés chez eux, pas beaucoup plus gros que la première fois – à peu près comme si on avait élevé à la puissance deux les anciens qui étaient restés sur la planète, en fait. Mais les relations entre le petit peuple rouge et les archéobactéries n’étaient pas simples, évidemment. De lointains cousins ? Quelque chose comme ça.

Malgré ce lien du sang, le petit peuple rouge avait vite découvert, dès le début de la civilisation, que ses ancêtres, les archéobactéries, pouvaient être cultivés, récoltés et utilisés comme nourriture, matériaux de construction, fibres textiles et bien d’autres choses. La découverte de cette forme de culture, d’élevage ou d’industrie avait favorisé l’explosion de la population. Le petit peuple rouge avait gravi un échelon dans la chaîne alimentaire en exploitant l’ordre du vivant qui se trouvait juste en dessous de lui. Tant mieux pour lui, et tant mieux aussi pour les humains sur Mars, car il nous avait subtilement mais considérablement aidés. Seulement, pour les archéobactéries, c’était de la barbarie. Le petit peuple rouge interprétait leurs regards mornes, bovins, comme une preuve d’asservissement, et pendant ce temps-là les archéobactéries les regardaient en se disant : Espèces de cannibales, un jour, on vous aura.

C’est ainsi qu’elles échafaudèrent un plan. Elles voyaient bien que le terraforming n’était qu’une répétition du vieux processus aérobie. Que le petit peuple rouge s’y adapterait, s’intégrerait au nouveau système plus vaste. Il migrerait vers la surface et prendrait sa petite place rouge dans la biosphère en expansion. Et pendant ce temps, les anciens resteraient piégés dans un noir de poix, vivant de chaleur, d’eau et des réactions chimiques entre l’hydrogène et le dioxyde de carbone. Ce n’est pas juste, se disaient les archéobactéries. Ça ne va pas du tout. C’était notre planète, d’abord. Nous devons la récupérer.

Mais comment ? répliquaient certaines. Il y a de l’oxygène partout, maintenant, sauf ici, au fond. Et ça empire tous les jours.

Nous trouverons une solution, répondaient les autres. Nous sommes les Thermoproteus ; nous aurons bien une idée. Nous réussirons à les infiltrer, d’une façon ou d’une autre. Ils nous ont empoisonnés ; nous les empoisonnerons à notre tour. Prenez patience, restons en contact. Le jour viendra de la révolte anaérobie.

Comment le sol nous parlait

1. LE GRAND ESCARPEMENT

Vous savez que l’origine de la grande dichotomie entre les plaines du Nord et les hauts plateaux grêlés de cratères du Sud fait encore l’objet d’une controverse entre les aréologues. Il se pourrait qu’elle résulte d’un impact majeur survenu lors du bombardement primitif, le Nord ayant été le principal bassin d’impact. Mais il se pourrait aussi que des forces tectoniques aient longtemps déstabilisé la croûte primitive, et qu’un craton protocontinental primitif, comparable à la Pangée sur Terre, se soit soulevé dans l’hémisphère sud et solidifié sur place. En effet, étant plus petite que la Terre, Mars se serait refroidie plus vite, sans cassure et sans dérive subséquente des plaques tectoniques. On aurait pu penser que ces interprétations radicalement différentes auraient amené l’aréologie à élaborer rapidement des questions qui auraient rendu l’une ou l’autre de ces théories soit probable soit improbable, mais ça n’a pas été le cas à ce jour. Les partisans des deux explications ont échafaudé des théories pour étayer leur point de vue, si bien que la question a pris la forme de l’un des débats primitifs de l’aréologie. Personnellement, je n’ai pas d’opinion.

Les ramifications de l’affaire vont bien au-delà de l’aréologie, mais il est bon de rappeler ce qu’est au juste la grande dichotomie pour ceux qui se promènent à la surface de Mars. C’est peut-être en traversant Echus Chasma en direction de l’est que l’on a la vision la plus spectaculaire du « Grand Escarpement », puisque tel est son nom, qui sépare les deux.

Le fond d’Echus Chasma est le chaos le plus chaotique qui se puisse imaginer, et pour le randonneur à pied, c’était la perspective assurée d’innombrables tours et détours. Aujourd’hui, il y a une piste qui réduit les montées, les descentes et les culs-de-sac qui obligeaient souvent le marcheur à rebrousser chemin avant de reprendre la direction choisie. Maze Trail, la Piste du Labyrinthe, est une réussite en matière de recherche de trajectoire en terrain accidenté. Cela dit, si on veut avoir une idée de ce que ça donnait dans le temps, il vaut peut-être mieux quitter la piste et tenter de trouver un itinéraire nouveau, non reproductible, au milieu de cette désolation.

Si vous vous y risquez, vous découvrirez vite que vous n’avez pas une perspective suffisante pour projeter votre trajet très loin vers l’avant. La plupart du temps, on n’y voit pas à plus d’un kilomètre, et parfois moins. D’énormes blocs de basalte et d’andésite fracassés, érodés, forment l’intégralité du paysage. C’est comme si on traversait un talus constitué de particules d’un ordre de grandeur deux ou trois fois supérieur à celui auquel on est habitué. On comprend un peu ce que doit éprouver une fourmi. Partout où porte le regard, il se heurte à des falaises pas très hautes mais infranchissables. La seule façon d’avancer est de rester sur les lignes de crête afin de contourner les trous immenses, en espérant que les crêtes se rejoindront, permettant le passage de l’une à l’autre. Ça revient à essayer de parcourir un labyrinthe de verdure en restant sur le haut des haies.

Un terrain chaotique : on ne saurait mieux dire. À cet endroit, la surface de la planète a perdu son appui au moment du drainage accéléré de l’aquifère, en dessous, et du déversement de ses eaux en contrebas de la pente, de l’autre côté de l’horizon – inondant, en l’occurrence, Echus Chasma et, par-delà l’immense courbe de Kasei Vallis, le canyon encaissé de Kasei, et même Chryse Planitia, près de deux mille kilomètres plus loin. C’est à la suite de ça que le sol s’est effondré.

Vous crapahutez donc pendant des jours et des jours sur les plans inclinés et les parois disloquées des énormes blocs formés par l’éboulement de la croûte. Et vous comprenez ce qui s’est passé : le sol est tombé ; il s’est fracassé. Et comme il n’y avait pas assez de place pour lui en dessous, il s’est retrouvé bancal et en mille morceaux. La violence de cette antique catastrophe a été à peine effacée par trois milliards d’années d’érosion éolienne et d’accumulation de poussière. Le paradoxe, c’est que ce paysage à l’air particulièrement instable est en réalité incroyablement ancien et immuable.