— Oui, bien sûr. Différentes sortes de tests, vous savez bien. Divers critères.
— Mais votre jugement personnel doit compter aussi, non ?
— Si, bien sûr.
— Ça ne doit pas être facile de dissocier ses sentiments personnels de son jugement professionnel, hein ?
— J’imagine que non, en effet.
— Comment vous en sortez-vous ?
— Eh bien… Disons que c’est une gymnastique mentale. J’aime les gens, comme tout le reste, pour des raisons différentes de celles pour lesquelles ils pourraient ou non avoir leur place dans un projet comme celui-ci.
— Pour quelles raisons aimez-vous les gens ?
— Eh bien… j’essaie de ne pas trop analyser le phénomène. Vous savez, c’est un des risques de mon métier : devenir trop analytique. J’essaie de ne pas trop disséquer mes propres sentiments, tant qu’ils ne me perturbent pas exagérément.
Elle hocha la tête.
— C’est très sensé, je trouve. Je ne sais pas si j’y arriverais. Il faudrait que j’essaie. C’et pareil, pour moi. Ce n’est pas toujours bon ; enfin, pas politiquement correct, ajouta-t-elle en lui jetant un coup d’œil en diagonale.
Elle pouvait lui parler de n’importe quoi. Il y réfléchit, et décida que ça venait de leurs situations respectives : comme il allait rester là et qu’elle allait partir (elle avait l’air d’en être tellement sûre), elle pouvait lui raconter ce qu’elle voulait, c’était sans conséquence ; il aurait aussi bien pu mourir. Et elle s’abandonnait à lui, elle lui ouvrait son cœur, comme en cadeau d’adieu.
Mais lui, il aurait voulu que ça compte pour elle.
Le 18 avril, le soleil disparut pour de bon. Le matin, il jeta quelques feux dans l’axe de la vallée, à l’est. Il brilla ainsi pendant une minute ou deux et il se glissa, après un vague éclair verdâtre, derrière le mont Newell. Après ça, plus rien. Juste une sorte de crépuscule en milieu de journée, plus court tous les jours, sinon : la nuit. Une nuit très très étoilée. C’était pire que sur Mars, cette obscurité constante, avec la seule lueur des étoiles, et ce froid mortel au-dehors. Une sorte d’expérience de privation sensorielle : plus rien, que l’impression de froid. Michel, qui était du Midi, se rendit compte qu’il avait autant horreur du froid que du noir. Comme la plupart des autres. Ils avaient vécu un été dans l’Antarctique, ils avaient pensé que ce serait la belle vie, que Mars ne serait pas un défi si terrible, après tout. Et puis l’hiver était arrivé, et soudain ils avaient réalisé à quoi pourrait ressembler Mars. Pas complètement, mais au moins en ce qui concernait la gamme des privations. Le choc avait été si rude qu’ils n’en étaient pas revenus.
Évidemment, il y en avait qui s’en sortaient mieux que d’autres. Certains semblaient ne même pas s’en rendre compte. Les Russes avaient déjà eu l’occasion de se trouver dans des conditions de froid et d’obscurité presque aussi rigoureuses. La tolérance à l’enfermement était pratiquement aussi bonne parmi les chercheurs les plus âgés : Sax Russell, Vlad Taneev, Marina Tokareva, Ursula Kohl et Ann Clayborne. Comme tous les savants obsédés par leurs recherches, ils semblaient avoir la faculté de passer le plus clair de leur temps à lire, à bavarder, ou le nez collé sur un écran d’ordinateur. Sans doute cela venait-il du fait qu’ils vivaient de toute façon cloîtrés dans leur labo.
Ils comprenaient aussi que c’était la vie que Mars allait leur offrir. Quelque chose de pas très différent de ce qu’ils avaient toujours connu. Alors, au fond, la meilleure analogie avec la vie martienne n’était peut-être pas l’Antarctique mais une vie de recherches intenses en labo.
Ce qui l’amena à réfléchir au profil optimal en vue de l’intégration dans le groupe : le chercheur d’âge moyen, passionné, accompli ; sans enfant ; célibataire ou divorcé. Des tas de candidats répondaient à ces critères. D’une certaine façon, ça faisait réfléchir. Sauf que ce ne serait pas juste ; c’était un schéma de vie qui avait son intégrité, ses satisfactions. Michel lui-même répondait aux critères à tous points de vue.
Il s’efforçait naturellement de porter un égal intérêt à tous les candidats. Pourtant, un jour, il se retrouva seul avec Tatiana Durova pour une randonnée dans la branche sud de la Vallée de Wright. Ils escaladèrent par la gauche la crête insulaire, plate, appelée le Dais, qui divisait la vallée dans le sens longitudinal, et continuèrent en remontant par le bras sud de la Vallée de Wright vers la Mare de Don Juan.
La Mare de Don Juan… Drôle de nom pour cette désolation extraterrestre ! C’était une mare peu profonde, incroyablement salée. Pour qu’elle gèle, il fallait que la température descende en dessous de -54°C. La couche de glace qui couvrait la mare ayant été distillée par le gel, c’était de la glace d’eau douce, qui fondait seulement quand la température remontait au-dessus de zéro, ce qui se produisait généralement au cours de l’été suivant, lorsque la lumière solaire était piégée dans l’eau, sous la glace, et, par effet de serre, la fondait par en dessous. Pendant que Tatiana lui expliquait le processus, Michel le tournait et le retournait dans son esprit, comme une sorte d’analogie à leur propre situation, planant juste à la limite de sa compréhension mais n’émergeant jamais tout à fait.
— Bref, dit-elle, la mare pourrait faire office de thermomètre à minima. Il suffit de venir ici au printemps pour savoir si, l’hiver précédent, la température est descendue au-dessous de -54°C.
Ce qui s’était déjà produit plusieurs fois, cet automne-là, lors de quelques nuits glaciales. Une pellicule de glace blanche s’était formée sur la mare. Michel et Tatiana restèrent un moment plantés sur la berge blanchâtre, bosselée, incrustée de sel. Au-dessus du Dais, le ciel de midi était d’un noir bleuté. Tout autour d’eux, les parois abruptes de la vallée tombaient sur le fond du canyon. De gros blocs de pierre noirs émergeaient de la pellicule de glace qui couvrait la mare.
Tatiana s’aventura sur la surface blanche, la crevant à chaque pas, ses bottes faisant gicler l’eau – de l’eau salée, qui se répandait sur la glace fraîche, la dissolvant, soulevant un nuage de givre. Une vision : la Dame du Lac, de chair et de sang, trop lourde pour marcher sur l’eau.
Mais la mare ne faisait que quelques centimètres de profondeur. Elle couvrait à peine le chaussant de ses grosses bottes. Tatiana se pencha en soulevant son masque, mit le bout d’un de ses doigts gantés dans l’eau et le porta à ses lèvres d’une impossible beauté. Qui se crispèrent en une grimace rectangulaire. Elle renvoya la tête en arrière et éclata de rire.
— Dieu du Ciel ! Venez goûter, Michel ! Mais allez-y doucement, je vous préviens : c’est épouvantable !
Il s’approcha donc lourdement, à travers la glace, sur le sable humide de la mare. Un éléphant dans un magasin de porcelaine.
— Goûtez-moi ça. C’est cinquante fois plus salé que la mer !
Michel se pencha, mit son doigt dans l’eau. Incroyable qu’elle soit encore liquide, par ce froid mortel ! Il porta son doigt à sa bouche, goûta prudemment… Un feu glacial ! Ça brûlait comme de l’acide.
— Doux Jésus ! s’exclama-t-il en recrachant machinalement. Ce n’est pas toxique ?
Un alcali mortel, ou un lac d’arsenic…
— Non, non ! fit-elle en riant. Ce n’est que du sel. Cent vingt-six grammes par litre. L’eau de mer n’en contient que trois grammes sept au litre. C’est incroyable.
Tatiana, qui était géochimiste, secouait la tête, l’air stupéfaite. Ce genre de chose était son travail. Michel lut en elle une autre beauté, masquée, mais parfaitement claire.
— Du sel porté à un pouvoir supérieur, dit-il distraitement.