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C’est donc une accumulation de roches fracturées, à perte de vue. Cela dit, le regard ne porte pas très loin, il faut bien le reconnaître. Même sur les points les plus élevés du parcours (la piste passe de l’un à l’autre), l’horizon n’est jamais à plus de trois ou quatre kilomètres de distance. C’est un désert stérile, assez limité, de roche rubigineuse, tout de guingois.

Et puis, au sommet d’une arête pareille à une longue poutre, vous vous trouvez assez haut pour que loin à l’est, juste au-dessus du chaos, apparaissent les sommets d’une chaîne de montagnes, d’un orange clair dans la lumière de la fin de l’après-midi. Vus de cette éminence rocheuse, sous cet éclairage rose, les pics dressés dans le lointain offrent une vision d’un autre monde qui apparaîtrait lentement dans le ciel.

Le lendemain matin, vous redescendez dans le dédale de nids-de-poule et de goulets, de lignes de crête et parfois de blocs aplatis comme les toits des gratte-ciel de Manhattan, en moins haut. La traversée de cette zone exige toute votre attention, et les problèmes sont tellement énormes que vous en oubliez presque le spectacle des montagnes dans le lointain (c’est par là que nous avons trouvé, dans une falaise de trente mètres de haut, une faille providentielle qui nous a permis de poursuivre sans encombre, en faisant descendre nos paquets avec des cordes) – jusqu’à ce qu’elles réapparaissent au hasard de la prochaine éminence que vous gravissez au cours de vos pérégrinations dans ce chaos. Elles ont l’air plus proches, maintenant, et plus énormes, aussi, car le regard embrasse une plus grande hauteur de paroi. Ce n’est pas une chaîne de montagnes, vous vous en apercevez à ce moment-là, mais une falaise, qui court du nord au sud, d’un horizon à l’autre, au sommet quelque peu déchiqueté, mais à part ça massive et compacte, et gravée, comme toutes les falaises de l’univers, de chevrons et de rayures – gravures sans profondeur aucune, pareilles à celles que l’on voit sur les plaques de métal brossé.

Tous les jours, lorsqu’elle apparaît au-dessus de votre horizon, elle se rapproche. Elle est de plus en plus longtemps visible mais elle ne le reste jamais en permanence, parce que très souvent vous plongez dans les replis de peau de cette terre convulsée. Et puis, au fur et à mesure que vous poursuivez plus ou moins vers l’est, chaque fois que vous n’êtes pas carrément au fond d’un trou, la falaise se dresse bel et bien au-dessus du monde, à l’est, domine l’horizon, obstinément figé à cinq kilomètres, pas plus. Alors, à ce stade, vous avez en réalité deux horizons : l’un proche et bas, l’autre lointain et plus haut.

Pour finir, vous vous en rapprochez tellement que la falaise finit tout bonnement par boucher le ciel à l’est. Elle se dresse étonnamment près du zénith. C’est comme si vous vous précipitiez sur la paroi d’un monde plus vaste. Comme si vous rampiez sur le littoral asséché, craquelé, d’une plate-forme continentale. Les gorges et les renfoncements de la falaise forment à présent des paysages entiers, des mondes canyons incroyablement profonds, et encore plus abrupts. Les éperons qui les séparent apparaissent comme d’énormes contreforts, déchirant la paroi d’un monde plus élevé. Les corniches horizontales qui marquent çà et là les contreforts paraissent assez énormes pour supporter des domaines insulaires entiers. Mais c’est difficile à dire d’en dessous.

Et, de fait, le temps que vous arriviez à l’endroit appelé Cliff Bottom View – « le point de vue du pied de la falaise » –, l’un des derniers points surélevés du chaos, presque aussi élevé que l’étroite bande mamelonnée qui s’étend entre le chaos et l’escarpement, le temps que vous arriviez enfin à voir tout l’espace qui vous sépare du pied de l’immense falaise, vous n’en voyez plus le haut. Sa masse obstrue votre champ visuel, et ce que vous voyez à la limite du ciel, presque au zénith, n’est pas le vrai sommet, bien que ça puisse donner cette impression à un observateur peu attentif. Ce n’est qu’une proéminence située vers le milieu de la paroi.

Vous ne la verrez en entier qu’en prenant une bulle volante. Élevez-vous dans les airs, prenez du recul et vous verrez : ce que de votre dernière halte vous avez pris pour le sommet de la falaise n’était qu’aux deux tiers de la paroi et vous cachait le reste. Et vous constaterez que, de toute façon, l’effet optique très fort de raccourci dû à la perspective vous aurait abusé sur la véritable hauteur de la chose. Continuez à monter, plus haut, plus haut, encore plus haut, comme un oiseau profitant d’un courant ascendant. Quand enfin nous l’avons vue en entier, nous nous sommes mis à rire, nous ne pouvions pas nous retenir – de rire et de pleurer, les deux à la fois, nous étions littéralement bouche bée, nous regardions la falaise en ouvrant des yeux comme des soucoupes, incapables de dire quoi que ce soit, tellement c’était immense.

2. PLANÉITÉ

Certains endroits du Bassin d’Argyre ne sont qu’une étendue de sable à perte de vue, dans toutes les directions.

D’habitude, avec le sable, le vent forme des dunes. Des dunes de toute sorte, depuis les fines ondulations à peine sensibles sous les pieds jusqu’aux dunes barkhanes. Mais dans certaines zones, il n’y a même pas une ride, juste une étendue plate comme le dos de la main sous le bol du ciel.

On dit que si on sait regarder, le ciel forme l’équivalent visuel d’un dôme au-dessus de nous. Ce n’est pas un véritable hémisphère ; il est un peu aplati. C’est une illusion d’optique à peu près universelle, qui résulte de la sous-estimation des distances verticales par rapport aux distances horizontales. Sur Terre, l’horizon semble être deux à quatre fois plus éloigné que le zénith, au-dessus de nous, et si on demande à quelqu’un de diviser en deux parties égales l’arc qui sépare le zénith de l’horizon, le point choisi se situe bien en dessous de quarante-cinq degrés. Près de vingt-deux degrés le jour, d’après mes constatations, et de trente degrés la nuit. Le rouge accentue cet effet. Si on regarde le ciel à travers des verres rouges, il paraît plus plat. Avec des verres bleus, il est plus haut.

Sur Mars, l’horizon dépourvu de tout obstacle est moitié plus proche que sur Terre – à cinq ou six kilomètres environ – et, du coup, le zénith paraît parfois encore plus bas – à deux kilomètres de hauteur, peut-être. Ça dépend de la limpidité de l’air, qui est évidemment très variable. J’ai parfois eu l’impression que le dôme du ciel était à dix kilomètres de hauteur, ou même d’une transparence infinie. Mais la plupart du temps, il paraissait beaucoup plus bas que ça. En fait, la voûte céleste change de forme tous les jours, si on veut bien se donner la peine d’y faire attention.

Mais quelle que soit la transparence du ciel, ou la hauteur du dôme qu’il forme au-dessus de nous, le sable est toujours pareil. Plat ; d’un brun rougeâtre. Plus rouge vers l’horizon. Il suffit, pour que la rougeur caractéristique apparaisse, que la roche ou la poussière qui couvre le sol contienne un pour cent d’oxydes de fer comme la magnétite. C’est le cas partout sur Mars, en dehors de la plaine de lave de Syrtis, qui est presque noire quand le vent chasse la poussière. C’est l’un de mes endroits préférés (et aussi le premier endroit caractéristique qui fut repéré de la Terre à l’aide d’un télescope, par Christiaan Huygens, en 1654).