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Bref : une surface rouge, parfaitement plane dans toutes les directions, jusqu’à l’horizon circulaire. Quand on se tient au centre de certains cratères de faible profondeur, on voit un horizon double : le plus bas, à cinq kilomètres de distance, parfaitement rectiligne ; l’autre, plus haut et plus loin, généralement moins lisse, voire fracturé. (Ce second horizon a aussi pour effet d’abaisser considérablement le dôme du ciel.)

Mais les zones complètement planes sont celles qui offrent la vue la plus pure. La majeure partie de Vastitas Borealis est si plate que, pendant des millions d’années, ça a dû être le fond d’un océan ; c’est la seule explication. Certaines parties d’Argyre Planitia sont également planes. Nous ne pouvons nous permettre de perdre ces endroits. On y est confronté à un paysage radicalement simplifié. Regarder autour de soi devient une expérience surréelle, au sens propre du terme : on a l’impression de se trouver dans un endroit « sur-réel » ou « plus que réel » – à un niveau de réalité supérieur. La réalité révélée dans ce qu’elle a de plus dépouillé, dans sa simplicité la plus héraldique. Le monde dit alors : « C’est de ça qu’est fait le cosmos : de la roche, du ciel, du soleil, de la vie (ça, c’est vous). » Ah, l’impact esthétique de ce paysage simplifié à l’extrême ! Il force votre attention ; il est tellement remarquable que vous ne pouvez vous empêcher de le contempler, vous ne pouvez pas faire autrement, vous ne pouvez penser à rien d’autre – comme si vous viviez dans un perpétuel état d’éclipsé totale, ou dans un autre miracle physique. Et c’est bien le cas. Ne l’oubliez jamais.

Maya et Desmond

1. LE TROUVER

Maya était hantée par l’étrange visage qu’elle avait vu à travers la bouteille, dans la ferme de l’Arès. Elle avait eu peur, et pourtant elle n’avait pas froid aux yeux. Seulement ce n’était pas l’un des Cent Premiers. Il y avait un étranger. Là, à bord de son vaisseau.

Alors elle en parla à John, et il la crut. Il la croyait, généralement. Elle devait retrouver cet étranger.

Pour commencer, elle consulta les plans du vaisseau et les étudia comme elle ne l’avait encore jamais fait. Elle fut surprise par le nombre de recoins, et l’importance de leur volume total. Elle connaissait le bâtiment comme on peut connaître un hôtel, un bateau ou un avion. Ou son village natal, d’ailleurs : comme un ensemble de sentiers vitaux, serpentant dans son paysage mental, et elle se le représentait avec une précision stupéfiante. Mais le reste, lorsqu’il lui arrivait d’y songer, était vague, déduit des parties qu’elle connaissait. Et mal déduit, elle s’en rendait compte à présent.

L’espace vital était pourtant limité, à bord. Les cylindres axiaux n’étaient pas habitables, dans l’ensemble. Les huit tores l’étaient plus ou moins, mais ils étaient très fréquentés. Il ne serait pas facile d’y trouver une cachette.

Elle l’avait vu dans la ferme. Il paraissait possible, voire probable, que l’homme ait, parmi le personnel de la ferme, des alliés qui l’aidaient à se cacher. Elle avait du mal à croire à la présence d’un passager clandestin, solitaire, inconnu de tout le monde à bord.

Alors elle commença par la ferme.

Chacun des tores était un octogone constitué par huit réservoirs de carburants comme ceux de la navette américaine, qui avaient été assemblés en orbite. Un long faisceau de réservoirs formait l’axe longitudinal de ces tores octogonaux, lesquels étaient reliés par des tubes étroits rayonnant à partir d’un long axe central. Autour de cet axe qui se propulsait vers Mars, le vaisseau spatial tournait à une vitesse suffisante pour créer une force centrifuge équivalente à la gravité martienne, près de la paroi extérieure des tores, du moins. La force de Coriolis avait pour effet que si on marchait en sens inverse de la rotation du vaisseau, on avait l’impression d’être un peu penché en avant. L’effet opposé, lorsqu’on marchait dans l’autre sens, était moins remarquable, allez savoir pourquoi. Il fallait se pencher sur la réalité pour avancer.

La ferme était un vaste espace localisé dans le tore F. Les rangées éclairées a giorno de légumes et de céréales étaient disposées selon une infinité circulaire. Les marchandises étaient stockées au-dessus des plafonds et sous les planchers. Autant dire que ça faisait beaucoup de cachettes, quand on cherchait quelqu’un. Surtout quand on s’efforçait de le chercher discrètement, ce qui était le cas de Maya. Elle faisait ça la nuit, quand tout le monde dormait. Ils avaient beau être dans l’espace, les gens étaient encore incroyablement diurnes, comme s’ils avaient une pendule dans le ventre. À vrai dire, c’était bien une pendule qui réglait leur rythme circadien : leur propre horloge biologique. Caractéristique de ce qu’il y avait d’animal en eux. En tout cas, Maya en profita.

Elle commença par l’endroit de la ferme où elle avait vu le visage, en veillant à ce que personne ne remarque son manège. Comme si elle était déjà l’alliée de cet homme. Elle avança systématiquement, rangée après rangée, réservoir après réservoir, un compartiment de stockage après l’autre. Personne. Elle se rapprocha d’un tore vers l’intérieur du vaisseau et les réservoirs d’entreposage, et recommença. Les jours passaient. Mars était de la taille d’une pièce de monnaie, loin devant.

Alors que sa recherche progressait, elle se rendit compte à quel point toutes les chambres étaient semblables, quelle que soit l’utilisation qui leur était dévolue. Ils vivaient dans des réservoirs de métal qui se ressemblaient tous, un peu comme les années d’une vie. Tout à fait comme la vie dans les villes qu’elle avait vues un peu partout : une pièce après l’autre et recommencer. À l’occasion, la grande chambre à bulle qui était le ciel. La vie humaine, réduite à une succession de boîtes. L’évasion de la liberté.

Elle fouilla tous les tores et ne le trouva pas. Elle fouilla les réservoirs axiaux – en vain.

Il pouvait se trouver dans une chambre. Beaucoup étaient verrouillées comme dans n’importe quel hôtel. Il pouvait être à un endroit où elle n’avait pas regardé. Il savait peut-être qu’elle le cherchait, il jouait avec elle au chat et à la souris.

Elle recommença à chercher.

Le temps passait. Mars était de la taille d’une orange. Une orange meurtrie, tavelée. Ils n’allaient plus tarder à venir en approche, amorcer l’aérofreinage, se mettre en orbite.

Elle avait la vague impression qu’on l’observait. Elle s’était toujours plus ou moins sentie observée, comme si elle vivait sur une scène invisible, jouant un rôle devant un public invisible qui suivait sa destinée avec intérêt, la jugeait. Il devait bien y avoir quelqu’un pour entendre l’interminable cheminement de ses pensées, non ?

Mais c’était plus concret que ça. Ses journées étaient bien remplies. Elle les passait à préparer l’arrivée, à s’esquiver pour faire l’amour avec John, à éviter Frank pour ne pas avoir à le faire avec lui, tout ça en ayant constamment l’impression qu’un regard était braqué sur elle. Elle avait appris que, où qu’elle soit, elle était dans un réservoir plein d’objets, et elle s’était entraînée à voir les choses qui le remplissaient sous la forme platonique du réservoir proprement dit, à la recherche d’anomalies comme des faux murs, des faux planchers, qu’elle trouvait parfois. En sursautant à l’occasion. Mais jamais elle ne surprenait ce regard.

Une nuit, elle sortait de la chambre de John et elle avait l’impression d’être seule. Elle retourna aussitôt à la ferme et l’explora du plafond aux réservoirs axiaux. Entre le plafond et la courbe formée par la paroi intérieure du réservoir, il y avait un local d’entreposage dont la cloison paraissait trop près de l’entrée pour être le vrai fond du réservoir. Elle s’en était aperçue en prenant son petit déjeuner, un matin, sans penser à grand-chose. Elle poussa une pile de caisses empilées contre cette fausse cloison, et constata que c’était une porte. Munie d’une poignée.