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Elle était fermée à clé.

Elle s’adossa au panneau, réfléchit. Tapa doucement à la porte, trois fois.

— Roko ? fit une voix rauque, à l’intérieur.

Maya ne répondit pas. Son cœur battait la chamade. La poignée tourna. Elle la saisit, tira la porte vers elle à la volée, attrapa un mince bras brun. Elle lâcha la porte, referma sa prise sur le bras. Elle fut aussitôt happée dans une sorte de réduit, empoignée par des mains fortes comme des serres.

— Arrêtez ! hurla-t-elle.

L’homme tenta de se faufiler sous son bras, alors elle se laissa tomber sur lui, heurtant lourdement des caisses, le rembourrage isolant, mais toujours cramponnée à son poignet.

Elle s’assit sur lui de tout son poids, comme si elle voulait clouer au sol un enfant enragé.

— Arrêtez ! C’est fini. Je sais que vous êtes là !

Il renonça à se débattre.

Ils changèrent de place pour se mettre plus à l’aise et elle desserra son étreinte sur le bras de l’homme, sans le lâcher, car elle ne lui faisait pas confiance et craignait qu’il ne tente à nouveau de s’échapper. C’était un petit homme noir, noueux, au visage étroit, asymétrique ou tordu, c’était difficile à dire, et aux grands yeux noirs de biche effrayée. Le poignet était mince, mais les muscles de l’avant-bras étaient aussi durs que de la pierre sous la peau. Elle le sentait trembler dans l’étau de sa main. Des années plus tard, quand elle repenserait à leur première rencontre, elle se souviendrait de sa chair vibrante sous sa main. On aurait dit un faon effarouché.

— Qu’est-ce que vous croyez que je vais faire ? dit-elle férocement. Vous croyez que je vais parler de vous à tout le monde ? Vous renvoyer sur Terre ? Vous me prenez pour qui, hein ?

Il secoua la tête, le visage détourné, mais la regardant avec une soumission nouvelle.

— Non, souffla-t-il. Je sais que vous n’êtes pas comme ça. Mais moi vraiment peur.

— Vous n’avez rien à craindre de moi, dit-elle.

Elle tendit impulsivement sa main libre et lui effleura le côté de la tête. Il frémit comme un cheval. Il avait un corps de lutteur, poids coq. Un animal, réagissant involontairement au contact d’un autre animal. Sevré de contact, peut-être. Elle recula un peu, lui lâcha le bras, resta assise par terre, adossée au rembourrage du mur, et le regarda. Il avait un drôle de visage, étroit et triangulaire, avec cette asymétrie, en plus. Comme ces Rastas jamaïcains. L’odeur de la ferme montait vers eux. Il ne sentait rien, pour autant qu’elle puisse le dire, sinon l’odeur de la ferme.

— Alors, qui vous aide ? demanda-t-elle. Hiroko ?

Il haussa les sourcils. Et répondit, au bout d’un moment :

— Ouais. Évidemment. Hiroko Ai. Maudite soit-elle. Ma patronne.

— Votre maîtresse.

— Ma propriétaire.

— Votre amante.

Déconcerté, il baissa les yeux sur ses mains. Elles paraissent énormes, disproportionnées par rapport à son corps.

— Moi, et la moitié de l’équipe de la ferme, dit-il avec un petit sourire en coin. Tous entortillés autour de son petit doigt. Et moi, je vis dans ce réduit, pour l’amour du Ciel.

— Pour aller sur Mars.

— Pour aller sur Mars, répéta-t-il amèrement. Pour être avec elle, vous voulez dire. Imbécile que je suis, satané crétin, imbécile et stupide.

— D’où êtes-vous ?

— Tobago. Trinité Tobago, vous connaissez ?

— Les Caraïbes ? Je suis allée à la Barbade, une fois.

— Comme ça, ouais.

— Et maintenant, Mars.

— Un jour.

— Nous sommes presque arrivés, dit-elle. J’avais peur que nous n’arrivions avant que je ne vous aie trouvé.

— Hmph, fit-il en lui jetant un coup d’œil, comme s’il la jaugeait. Bah, maintenant, je ne suis plus si pressé d’arriver.

Il releva les yeux avec un sourire timide.

Elle éclata de rire.

Elle lui posa encore quelques questions, auxquelles il répondit, puis il l’interrogea à son tour. Il était drôle – un peu comme John, d’une certaine façon, mais plus affûté que John. Il y avait de l’amertume en lui. Elle réalisa soudain qu’elle trouvait ça intéressant, quelqu’un de nouveau, quelqu’un qu’elle ne connaissait pas encore trop bien. À un moment, il lui conseilla de se méfier d’Hiroko.

— Hiroko, Phyllis, Arkady – que des ennuis, ceux-là. Eux et Frank, évidemment.

— Parlez-moi de ça.

— C’est une sacrée équipe que vous avez, répondit-il, finaud, en l’observant.

— Oui, répondit-elle en levant les yeux au ciel.

Que pouvait-elle ajouter à ça ?

— Vous ne leur parlerez pas de moi ? demanda-t-il avec un grand sourire.

— Non.

— Non.

Il la prit par le poignet à son tour.

— Je vous aiderai. Je vous le jure. Je serai votre ami.

Et il la regarda droit dans les yeux, pour la première fois.

— Et vous serez le mien, répondit-elle, touchée, puis soudain heureuse. Je vous aiderai, moi aussi.

— On s’aidera mutuellement. Il y aura les Cent et tous leurs combats, et puis il y aura vous et moi, et on s’aidera.

Elle hocha la tête. Cette idée lui plaisait.

— Amis.

Elle lui lâcha le bras, lui serra brièvement l’épaule et se leva. Elle sentit qu’il tremblait encore un peu.

— Attendez. Comment vous appelez-vous ?

— Desmond.

2. L’AIDER, LUI

Maya savait donc depuis le début, à Underhill, que son passager clandestin, Desmond, était là, dans la ferme, survivant dans des conditions qui faisaient de lui un quasi-prisonnier, à peu près comme à bord de l’Arès. Elle l’oubliait pendant des jours et des mois d’affilée, qu’elle consacrait à bousiller ses relations avec John et Frank, irritant Nadia et Michel qui avaient si peu d’intérêt pour elle, s’irritant elle-même aussi souvent sinon plus – se sentant nulle, déprimée, sans savoir pourquoi –, un problème d’adaptation à la vie sur Mars, sans doute. C’était une vie misérable à bien des égards, cet enfermement dans les caravanes et dans le quadrangle, les uns sur les autres. Ce n’était pas très différent de la vie à bord de l’Arès, à vrai dire.

Mais, de temps à autre, Maya surprenait un mouvement du coin de l’œil et elle pensait à Desmond. Sa situation était bien pire que la sienne, et il ne se plaignait jamais, lui. Enfin, pas à sa connaissance, en tout cas. Elle ne voulait pas l’embêter, le traquer. S’il venait à elle, tant mieux ; sinon, il l’observerait de sa cachette, il verrait ce qu’il avait envie de voir. Il saurait à quels problèmes elle était confrontée et, s’il voulait lui parler, il saurait bien la trouver.

Et c’est ce qu’il fit. De temps en temps, elle se retirait dans son réduit, dans le quadrilatère formé par les chambres voûtées en forme de barrique, ou bien dans l’espace plus vaste de l’arcade que Nadia avait construite, et elle entendait le scritch-tap-scritch qui était plus ou moins devenu leur signal secret. Alors elle ouvrait la porte, et il était là, petit, noir, vibrant d’énergie et débordant de paroles, toujours prononcées à mi-voix. Ils échangeaient leurs informations. Dans la serre, ça commençait à devenir bizarre, disait-il. La polyandrie d’Hiroko devenait contagieuse, et Elena et Rya étaient elles aussi impliquées dans son système de relations multiples qui se banalisait, en quelque sorte. Desmond restait manifestement à part, d’une façon ou d’une autre, bien qu’elles soient ses seules complices. Il aimait venir en parler à Maya ; et quand elle voyait ensuite, dans le cours des échanges normaux, leur air innocent, elle ne pouvait retenir un petit sourire. Allons, elle n’était pas seule à avoir du mal à gérer ses affaires. Tout le monde devenait bizarre. Tout le monde, sauf Desmond et elle, ou du moins c’est l’impression qu’elle avait quand ils étaient assis par terre, dans son réduit, à parler de leurs collègues comme on égrène les perles d’un rosaire. Rituellement, quand la litanie s’arrêtait, elle trouvait un prétexte pour tendre la main, le toucher, le prendre par l’épaule, alors il lui serrait le bras dans sa main pareille à un étau, frémissante d’énergie, comme si sa dynamo interne tournait trop vite et qu’il avait du mal à se retenir. Et puis il disparaissait, comme ça. Après, les journées passaient plus facilement. C’était une thérapeutique, oui. C’était ce que les conversations avec Michel auraient dû être et n’étaient pas, Michel étant à la fois trop familier et trop étrange. Noyé dans ses propres problèmes.