Ou submergé par ceux de tous les autres. Une fois, alors qu’ils étaient sortis voir les pyramides de sel en cours de construction, il lui parla de l’étrangeté croissante de l’équipe de la ferme. Maya tendit l’oreille en se disant : Et encore, tu ne sais pas tout. Mais il poursuivit :
— Frank pense qu’ils devraient se soumettre aux investigations d’une sorte de commission d’enquête ou quelque chose comme ça. Apparemment, du matériel aurait disparu, des marchandises, des pièces détachées, je ne sais pas. Il n’arrive pas à obtenir le décompte de leurs heures, et les gens de Houston commencent à poser des questions. Frank dit qu’il y en a même, en bas, qui parlent d’envoyer un vaisseau pour évacuer ceux qui auraient participé à la fauche. Je pense que ça n’arrangerait rien, la situation est déjà assez fragile comme ça, mais Frank… Eh bien, tu le connais. Il n’aime pas que les choses échappent à son contrôle.
— Raconte-moi ça, marmonna Maya en feignant de s’inquiéter pour Frank.
On pouvait tout faire gober à Michel, il était manifestement de plus en plus distrait, perdu dans son propre monde.
Mais après ça, c’est pour Desmond qu’elle s’en fit. L’équipe de la ferme, elle s’en moquait pas mal. Qu’on les vire et qu’on les renvoie sur Terre, ça leur ferait les pieds. À Hiroko, surtout, mais elle les mettait tous dans le même sac. Ils étaient tellement sûrs d’eux, imbus d’eux-mêmes, un clan dans un village trop petit pour les querelles de clocher. Enfin, ce genre d’histoire arrivait partout, même dans des contextes trop petits pour ça.
Seulement s’ils se faisaient virer comme ils le méritaient, c’est Desmond qui aurait des ennuis.
Elle ne savait ni où il se cachait ni comment le contacter, mais de ses conversations avec Frank sur les problèmes d’Underhill, elle avait déduit que celui des relations avec l’équipe de la ferme était à évolution lente. Alors, au lieu de partir à la recherche de Desmond, comme elle l’avait fait à bord de l’Arès, elle se contenta de se promener dans la serre, tard le soir, à un moment où elle ne l’aurait normalement pas fait, et de poser à Iwao des questions sur des choses qui ne l’auraient normalement jamais intéressée. Quelques heures plus tard elle entendit le scritch-tap-scritch à sa porte, et elle s’empressa de le laisser entrer, se rendant compte seulement à son regard baissé qu’elle ne portait qu’une chemise sur ses sous-vêtements. Enfin, ce n’était pas la première fois. Ils étaient amis. Elle ferma la porte à clé, s’assit par terre, à côté de lui, et lui dit ce qu’elle avait appris.
— Il y en a vraiment qui volent des choses ?
— Oui, bien sûr.
— Mais pourquoi ?
— Eh bien, pour avoir des choses à eux. Pour pouvoir sortir, explorer d’autres endroits de Mars, faire en sorte que leurs virées échappent aux radars.
— Ils font vraiment ça ?
— Ouais. J’y suis moi-même allé. Tu sais, ils disent qu’ils vont juste faire un tour vers Hebes Chasma, et ils disparaissent à l’horizon, ils partent vers l’est, pour la plupart. Dans le chaos. C’est beau, Maya, vraiment beau. Je veux dire, c’est peut-être parce que j’ai été enfermé si longtemps, mais j’aime être dehors, là-bas. J’adore ça. C’est pour ça que je suis venu ici, en fin de compte. Toute ma vie. J’ai eu du mal à me décider à revenir.
Maya le regarda attentivement en réfléchissant.
— C’est peut-être ce que vous devriez tous faire.
— Quoi donc ?
— Partir.
— Et où est-ce que j’irais ?
— Pas seulement toi, les autres aussi. Tout le groupe d’Hiroko. Partez, fondez votre propre colonie. Allez à un endroit où Frank et la police de Mars ne pourront pas vous retrouver. Sans ça, vous risquez de vous faire virer et renvoyer sur Terre.
Elle lui répéta ce que Michel lui avait dit.
— Hmm.
— Vous croyez que vous pourriez le faire ? Vous cacher comme tu t’es caché ?
— Peut-être. Il y a un système de grottes, dans le chaos, à l’est d’ici. Si je te disais ce que j’ai vu, tu ne le croirais pas. On aura besoin de tout l’essentiel, reprit-il après réflexion. Et il faudrait dissimuler notre signal thermique. L’envoyer dans le permafrost, fondre notre propre eau. Ouais, ça devrait être possible. Hiroko y a déjà réfléchi.
— Alors, tu devrais lui dire de se dépêcher. Avant qu’elle se fasse virer.
— Okay. Je vais le faire. Merci, Maya.
La fois suivante, en pleine nuit, ce fut pour lui dire au revoir. Il la serra contre son cœur, elle se cramponna à lui, puis elle l’attira sur elle et, tout à coup, sans transition aucune, ils enlevèrent leurs vêtements et firent l’amour. Elle roula sur lui, choquée de sa maigreur. Il se cambra pour la prendre, et soudain ils furent dans l’autre monde du sexe, un monde de plaisir sauvage. Elle n’avait pas besoin d’user d’artifices avec lui. C’était le parfait outsider, un hors-la-loi, son passager clandestin et, en ce moment difficile de son existence, l’un de ses seuls vrais amis. Le sexe en tant qu’expression d’amitié. Ça lui était arrivé plusieurs fois, quand elle était jeune, mais elle avait oublié à quel point ça pouvait être drôle, amical et pur, ni romantique, ni banal.
Après, elle dit :
— Ça faisait un bail.
Il roula comiquement les yeux et se pencha pour lui mordiller la clavicule.
— Des années ! dit-il avec allégresse. Ma dernière fois comme ça, c’était quand j’avais une quinzaine d’années, par là.
Elle rit et l’écrasa sous son poids.
— Flatteur. Ton Hiroko ne s’occupe pas assez de toi, on dirait.
Il émit un bruit incongru.
— On verra bien comment ça va se passer dans l’arrière-pays.
Cette idée la déprima.
— Tu vas me manquer, dit-elle. Les choses ne seront plus pareilles quand tu seras parti.
— Toi aussi, tu vas me manquer, dit-il avec ferveur, le visage presque collé au sien. Je t’aime, Maya. Tu as été mon amie, une bonne amie, quand je n’en avais pas. Quand j’en avais vraiment besoin. Je ne l’oublierai jamais. Je reviendrai te voir chaque fois que je pourrai. Je suis un ami très tenace, tu sais. Enfin, tu verras.
— C’est bien, dit-elle, se sentant un peu mieux.
Son passager clandestin allait et venait, il en avait toujours été ainsi. Ça ne ferait guère de différence, même s’il quittait Underhill. Enfin, elle pouvait toujours l’espérer.