3. L’AIDER, ELLE
Et c’est ainsi que les équipes de la ferme s’en allèrent, disparurent dans le désert stérile de l’outback. Bon débarras, se dit Maya. Mieux valait isoler ces mystiques imbus d’eux-mêmes, cette secte qui déshonorait la première ville martienne. En public, elle affecta la surprise et l’indignation comme les autres, et sa véritable réaction passa inaperçue.
En réalité, elle était surprise et indignée que Michel ait disparu avec eux. Rien de ce que Desmond lui avait dit ne lui avait laissé supposer que Michel faisait partie du culte de la ferme. Ça lui ressemblait tellement peu ! Maya n’arrivait pas à le croire. Et pourtant, il était bel et bien parti, lui aussi. Maintenant, elle avait perdu ses deux meilleurs amis dans la colonie – même si la présence de Michel l’avait laissée aussi insatisfaite que les visites occasionnelles de Desmond avaient pu la combler. Elle se sentait malgré tout proche de Michel, comme deux inadaptés dans une communauté de gens ordinaires. Comme la cliente mélancolique d’un thérapeute lui-même mélancolique. Il lui manquait, lui aussi, et elle lui en voulait d’être parti sans un au revoir. Elle ne pouvait s’empêcher de faire la comparaison avec Desmond. Et au fur et à mesure que le temps passait, elle ressentait plus durement l’incandescence résiduelle de l’amour avec un homme qui l’aimait bien mais ne l’« aimait » pas, c’est-à-dire qui n’avait pas envie de la posséder, comme Frank, ou John.
Et la vie continuait, sans amis. Elle rompit avec Frank, puis avec John. Nadia la méprisait, ce qui mettait Maya hors d’elle – être regardée de haut par une larve de cette espèce ! Et sa sœur, en plus. C’était déprimant. Cette satanée situation était complètement déprimante. Tatiana tuée par la chute d’une grue. Chacun enfermé dans son propre monde.
Voilà pourquoi personne n’était plus impatient que Maya de voir arriver d’autres colons sur Mars. Elle en avait jusque-là des Cent Premiers. D’autres colonies furent établies et, dès qu’elle put, Maya quitta Underhill et alla s’installer ailleurs, bien décidée à ne jamais y remettre les pieds, pas plus qu’elle n’avait l’intention de retourner en Russie. On ne revient jamais en arrière, comme disaient les Américains. Ce qui était à la fois vrai et faux.
Elle s’installa à Low Point, dans une dépression située vers le milieu du Bassin d’Hellas. Étant le point le plus bas de Mars, ce serait le premier endroit où ils pourraient respirer l’air nouveau généré par l’effort de terraforming. C’est du moins ce qu’ils croyaient à l’époque, et ils se trouvaient très prévoyants d’avoir eu cette idée ! Quels imbéciles ! Là, elle tomba amoureuse d’un ingénieur appelé Oleg, et ils s’installèrent ensemble, dans une enfilade de pièces au bout de l’un des longs modules tubulaires. Elle travailla comme une forcenée pendant des années pour construire une cité qui devait finir au fond d’une mer.
Et puis, pour tout arranger, elle cessa d’aimer Oleg. C’était pourtant un brave homme, admirable par bien des côtés, et il était éperdu d’amour pour elle. C’était son problème à elle ; seulement c’était lui qui allait avoir le cœur brisé. Si bien que, pendant longtemps, elle ne put rien faire, et ça la mettait en colère, alors elle lui volait dans les plumes, jusqu’à ce qu’ils soient aussi malheureux que peuvent l’être deux personnes qui se déchirent.
Il s’accrochait à elle, bien qu’il en soit arrivé à la haïr. À l’aimer et à la haïr en même temps. À l’aimer et à redouter qu’elle ne le quitte. Maya était de plus en plus écœurée par sa lâcheté, par sa dépendance envers elle. Le fait qu’il puisse aimer le monstre qu’elle était devenue lui inspirait un mélange de mépris et de pitié. Le soir, elle rentrait chez elle par les tubes de communication bondés, en traînant les pieds, appréhendant l’horrible soirée et la nuit qui l’attendaient.
Et puis, un jour, lors d’une sortie en patrouilleur dans les interminables plaines à l’est d’Hellas, une silhouette en scaphandre sortit de derrière un amas de roches et lui fit signe de s’arrêter. C’était son Desmond. Il grimpa dans le sas, aspira la poussière qui s’était déposée sur sa tenue, enleva son casque et entra dans le compartiment principal.
— Salut !
Elle manqua l’étouffer en le serrant contre elle.
— Qu’y a-t-il ?
— Je voulais te dire bonjour, c’est tout.
Ils s’assirent dans le véhicule et parlèrent tout l’après-midi, en se tenant les mains, en se touchant constamment, regardant l’ombre des rochers s’allonger sur l’ocre désolation.
— Tu es ce Coyote dont tout le monde parle ?
— Oui.
Son sourire de gueule cassée. Que c’était bon de le revoir !
— C’est bien ce que je pensais. J’en étais sûre, même ! Alors, maintenant, tu es une légende !
— Non. Je suis Desmond. Mais Coyote est une sacrée bonne légende, ça oui. Ça m’aide beaucoup.
La colonie perdue s’en sortait bien. Michel allait de mieux en mieux. Ils vivaient pour la plupart dans des abris du Chaos d’Aureum et vadrouillaient dans des véhicules camouflés en rochers, complètement isolés de façon à ne pas émettre de signal thermique.
— Le sol se dégrade si vite avec cette hydratation qu’un nouveau rocher sur une photo satellite est la chose la plus banale du monde. Alors je sors beaucoup, maintenant.
— Et Hiroko ?
— Je ne sais pas, répondit-il avec un haussement d’épaules. (Il regarda un long moment par la vitre.) C’est Hiroko, qu’est-ce que tu veux ? Elle se fait tout le temps mettre enceinte, pour avoir des enfants. Elle est dingue. Mais j’aime encore assez être avec elle. On s’entend bien. Je l’aime toujours.
— Et elle ?
— Oh, elle aime tout, elle.
Ils éclatèrent de rire.
— Et toi ?
— Oh, soupira Maya, le cœur serré.
Alors elle vida son sac comme elle n’aurait pu le faire avec personne d’autre : Oleg qui s’accrochait lamentablement, sa noble souffrance, ce qu’elle pouvait détester ça ! Et elle qui ne pouvait pas se décider à partir, pour une raison ou une autre.
Le soleil se coucha sur le paysage et sur leur silence.
— Ce n’est pas brillant, dit-il enfin.
— Non. Je ne sais pas quoi faire.
— Moi, je crois que tu sais ce qu’il faut faire, mais que tu ne le fais pas.
— Eh bien… commença-t-elle.
Elle n’acheva pas sa pensée. Il lui répugnait de l’exprimer à haute voix.
— Écoute, dit-il, c’est l’amour qui compte. Tu dois chercher l’amour, quoi qu’il en coûte. La pitié ne sert à rien. C’est très toxique.
— Un faux amour.
— Pas faux, non, mais une sorte de substitut à l’amour. Ou de… Je veux dire, l’amour et la pitié ensemble, c’est de la compassion, enfin je crois. Quelque chose comme Hiroko. Nous avons besoin de ça. Mais la pitié sans amour, ou à sa place, c’est lamentable. J’ai connu ça, je sais.
Lorsqu’il fit tout à fait nuit et que les étoiles brillèrent dans le ciel noir, il la serra contre lui et lui planta un baiser sur la joue dans l’intention manifeste de partir, mais elle le retint, et ils s’abandonnèrent l’un à l’autre. Ils firent l’amour si passionnément, là, tout seuls dans leur patrouilleur, qu’elle ne pouvait pas le croire. C’était comme si elle se réveillait après des années de léthargie. Être là, dans cette solitude. Alors elle rit, elle cria, elle poussa des hurlements, et lorsqu’elle jouit, elle gémit comme une louve. Des hurlements rythmiques de liberté.