— Reviens quand tu voudras, dit-elle en plaisantant quand ce fut fini.
Ils rirent tous les deux, et il disparut dans la nuit, sans se retourner.
Elle repartit lentement pour Low Point, se sentant réchauffée. Elle avait eu la visite du Coyote, son passager clandestin, son ami.
Ce soir-là, et bien d’autres après celui-là, elle le passa dans son petit salon avec Oleg, sachant qu’elle allait le quitter. Ils dînaient, puis elle s’asseyait par terre, le dos appuyé au mur, selon son habitude, et ils regardaient les nouvelles sur Mangalavid en buvant de petits verres d’ouzo ou de cognac. Des sentiments énormes et nébuleux gonflaient sa poitrine – c’était sa vie, après tout, ces soirées rituelles avec Oleg, toujours les mêmes, semaine après semaine. Ce serait bientôt fini, pour toujours. Leur relation avait mal tourné, mais ce n’était pas un mauvais bougre, et après tout, ils avaient eu de bons moments ensemble. Ça faisait près de cinq ans, maintenant, toute une vie, figée dans des voies séparées. Bientôt pulvérisée, réduite à néant. Elle se sentait pleine de chagrin, pour Oleg et pour elle aussi – simplement pour le passage du temps, et l’explosion, la dispersion de leurs vies, l’une après l’autre. Enfin, même Underhill avait à jamais disparu ! C’était difficile à croire. Et assise là, dans le petit monde qu’elle avait construit avec Oleg et qu’elle allait bientôt détruire, elle ressentait comme jamais les assauts du temps. Même si elle ne le quittait pas, tout finirait par s’écrouler, n’importe comment. Il n’y aurait plus un seul soir où elle n’éprouverait cette mélancolie, une sorte de nostalgie du présent, qui coulait comme de l’eau dans le trou de vidange de l’évier.
Des années plus tard, elle se souviendrait avec une clarté aveuglante de cette époque étrange et douloureuse. Elle en garderait le souvenir d’une de ces périodes où elle était pour ainsi dire sortie d’elle-même et s’était regardée vivre du dehors. C’était curieux la terrible signification que pouvaient revêtir certains moments de calme. Ils lui faisaient l’impression d’être lourds de sens, comme si elle était dans l’œil du typhon, d’autant que c’était elle qui provoquait la venue de ce typhon, où les événements se succédaient si vite qu’elle vivait dans une sorte d’engourdissement.
Alors ils avaient suivi le traitement, John et elle, ils s’étaient remis ensemble, et ç’avait été mieux que jamais. Puis il avait été assassiné, la révolution avait éclaté, et tourné court. Elle avait traversé tout cela comme dans un rêve, un cauchemar dont l’un des pires aspects était son incapacité, dans la précipitation, à vraiment sentir les choses. Elle avait fait tout ce qu’elle pouvait pour rejoindre Frank et tenter de mettre fin au chaos qui se préparait, mais il s’était produit quand même. Puis Desmond était sorti de la fumée des combats et les avait sauvés de la chute du Caire. Elle avait récupéré Michel, ils avaient tenté désespérément d’aller jusqu’à Marineris. Frank s’était noyé, ils avaient trouvé asile dans le refuge de glace de l’extrême Sud – tout cela était allé si vite que c’est à peine si Maya y avait compris quelque chose. C’est bien après, dans le long crépuscule du refuge d’Hiroko, que tout lui était tombé dessus : le chagrin, la colère, le désespoir. Non seulement à cause de tous ces désastres, mais aussi parce qu’ils avaient eux-mêmes disparu. Elle était si vivante, en ce temps-là, et elle ne s’en était même pas rendu compte ! Et c’était passé, tout ça, ce n’était plus que des souvenirs. Elle ne ressentait les choses qu’après coup, quand ça ne pouvait plus lui servir à rien.
Des années de chagrin passèrent à Zygote, comme en hibernation. Maya donnait des cours aux enfants et ignorait généralement Hiroko et les autres adultes. Sauf Sax, dont le calme plat était encore ce qui l’agaçait le moins. Elle vivait donc dans une des chambres de bambou circulaires du haut, ils dispensaient, Sax et elle, leur savoir à la jeune génération d’ectogènes, et sinon elle restait dans son coin.
Le Coyote passait de temps en temps, et là, au moins, elle avait quelqu’un à qui parler. Quand il se montrait, elle souriait, certaines parties de sa personne qui s’étaient fermées à tout s’ouvraient, et ils se promenaient le long du petit lac, de l’autre côté du bosquet d’Hiroko, vers le Rickover et retour, faisant crisser l’herbe givrée sous leurs pieds. Il lui donnait des nouvelles de l’underground, elle lui parlait des enfants, des survivants des Cent Premiers. C’était leur monde privé. Ils ne dormaient pas ensemble, enfin, juste une ou deux fois, se contentant de suivre leurs sentiments, leur amitié, qui comptait plus que n’importe quel rapprochement physique. Après, il partait sans dire au revoir aux autres.
Une fois, il secoua la tête.
— Tu mérites mieux que ça, Maya. Le vaste monde est toujours là. Et on dirait qu’il t’attend pour recommencer à bouger.
— Eh bien, il faudra qu’il attende encore un peu.
Une autre fois :
— Pourquoi t’es pas maquée avec un homme ?
— Qui ?
— Ça, c’est à toi de le dire.
— En effet.
Il laissa tomber le sujet. Il ne se mêlait jamais de sa vie privée, ça faisait partie de leur amitié.
Et puis Sax partit pour ce que Desmond appelait le demi-monde, ce qui fit tout drôle à Maya et, curieusement, l’attrista. Elle pensait que Sax appréciait sa compagnie, en tant qu’autre principal professeur des enfants. Enfin, c’était difficile à dire avec lui. Mais se faire charcuter la figure pour pouvoir sortir de Zygote et retourner dans le Nord… Elle avait eu l’impression d’une rebuffade. De compter pour du beurre dans ses plans, après toutes ces années passées avec lui dans cette planque, alors que le monde était toujours là, et qu’il changeait tous les jours. Et puis il lui manquait aussi, le tracé plat de son affect, sa pensée particulière, de grand gamin surdoué, ou de représentant d’une espèce de primates cousine de la leur : l’Homo scientificus. Il lui manquait. Alors elle commença à se dire que le moment était venu pour elle d’amorcer le dégel, de sortir de son hibernation, de commencer une autre vie.
Desmond l’y aida. Il passa après être resté étrangement longtemps sans la voir et demanda à Maya de repartir avec lui.
— Il y a un homme de Praxis, ici, sur la planète, à qui je veux parler. Nirgal pense qu’il est le messager, ou je ne sais quoi.
— Oh oui, oh oui ! répondit Maya, enchantée.
Une demi-heure plus tard, ses paquets faits, elle était prête à partir pour toujours. Elle alla trouver Nadia et lui demanda d’annoncer aux autres qu’elle s’en allait. Nadia hocha la tête.
— Parfait. Ça te fera du bien de prendre un peu l’air.
— Mais oui, mais oui, répondit sèchement Maya.
Elle allait au garage quand elle vit Michel qui partait en direction des dunes. Elle l’appela. Il avait quitté Underhill sans dire au revoir, et ça l’avait beaucoup ennuyée. Elle ne voulait pas lui faire le même coup. Elle s’avança jusqu’à la première rangée de dunes de sable.
— Je pars avec le Coyote.
— Non, pas toi aussi ! Tu reviendras ?
— On verra.
Il la regarda bien en face.
— Eh bien, bonne chance.
— Tu devrais partir d’ici, toi aussi.
— Oui… Je vais peut-être le faire, maintenant.
Il la regardait avec attention, l’air sérieux, et même grave. C’était peut-être de lui que Desmond voulait parler, se dit-elle.
— Tu crois que le moment est venu ? demanda-t-il.
— Le moment de quoi ?
— Le moment que nous soyons là. Notre moment.