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Certains soirs, alors que les crises s’intensifiaient et qu’elle avait du mal à dormir, elle lisait des choses sur Frank. Frank et son mystère intrinsèque, qui résistait à toutes les sommations. Dans son esprit, il n’arrêtait pas de lui échapper. Pendant des années, elle n’avait pas osé s’interroger à son sujet, et puis Michel lui avait conseillé d’affronter sa peur, d’approfondir la question, en réalité, et elle avait lu tout ce qu’elle avait pu trouver sur lui. Ça n’avait servi qu’à lui faire confondre ses souvenirs et les spéculations des autres. Maintenant, elle lisait dans l’espoir de tomber sur un article qui ressemblerait à ce dont elle se souvenait de moins en moins, ce qui lui permettrait de se rafraîchir la mémoire. Ça ne marcha pas, mais ça paraissait possible, alors elle s’y remettait de temps en temps, un peu comme on appuie avec sa langue sur une dent gâtée pour vérifier qu’elle fait toujours mal.

Une nuit, alors que Desmond était resté dormir chez eux, elle rêva de Frank. Alors, prise d’un regain de curiosité, elle alla chercher un livre sur lui. Desmond dormait sur un canapé, dans le bureau. Elle tomba sur un chapitre qui parlait de l’assassinat de John, et elle gémit en repensant à cette horrible nuit, maintenant réduite dans son esprit à quelques images confuses (elle debout avec Frank sous un réverbère, passant devant un corps gisant dans l’herbe, tenant la tête de John entre ses mains, assise dans une clinique), images maintenant enfouies sous les innombrables histoires qu’elle avait entendues depuis.

Desmond, troublé par des rêves personnels, eut un gémissement et passa devant elle, à moitié réveillé, pour aller à la salle de bains. Elle se rappela brusquement qu’il était aussi à Nicosia, cette nuit-là. C’est du moins ce qu’elle avait lu quelque part. Elle vérifia dans l’index du livre. Son nom n’était pas cité. Mais elle en était sûre, elle l’avait lu, il était là, cette funeste nuit.

Lorsqu’il revint, elle prit son courage à deux mains et lui posa la question :

— Desmond, tu étais à Nicosia, la nuit de la mort de John ?

Il s’arrêta et braqua sur elle un regard impassible – trop indifférent, trop contrôlé. Il réagissait vite, se dit-elle.

— Oui, j’y étais, répondit-il avec une grimace, en secouant la tête. Sale nuit, ajouta-t-il.

— Que s’est-il passé ? insista-t-elle en se redressant, vrillant son regard dans le sien. Que s’est-il passé ? C’est Frank qui a fait ça, comme je l’ai parfois entendu dire ?

Il lui rendit son regard, et elle eut à nouveau l’impression de voir, par les fentes de ses yeux, les rouages tourner dans sa tête. Qu’avait-il vu ? De quoi se souvenait-il ?

— Je ne pense pas que ce soit Frank qui l’ait tué, répondit-il lentement. Je l’ai vu dans ce parc triangulaire, juste au moment où John a dû se faire attaquer.

— Mais Selim et lui…

Il secoua la tête comme pour s’éclaircir les idées.

— Personne ne sait ce qui s’est passé entre eux, Maya. Ce ne sont que des parlotes. Personne ne saura jamais ce qu’ils se sont vraiment dit. C’est pure invention, tout ça. C’est sans importance, d’ailleurs, ce que les gens peuvent se dire. Ça n’a aucune importance à côté de ce qu’ils font. Même si Frank a pris cet Arabe et lui a dit : « Va tuer John, je veux que tu le fasses, tue-le, tue-le », même s’il avait dit ça, ce dont je doute vivement, parce que Frank n’a jamais été aussi direct, tu me l’accorderas… (Il attendit qu’elle acquiesce d’un hochement de tête et se force à sourire.) Même dans ce cas-là, si ce Selim est allé tuer John, avec l’aide de ses amis, alors c’est encore eux qui l’ont fait, tu vois ? Pour moi, ce sont les gens qui agissent qui sont responsables. Toute cette histoire d’obéissance à des ordres, « c’est lui qui m’a dit de le faire », tout ça, c’est des mauvaises excuses, rien que des conneries.

— Ouais. Hitler n’a tué personne de ses propres mains, alors…

— Alors il n’est pas aussi coupable que les types, dans les camps, qui appuyaient sur la gâchette ou qui ouvraient le gaz ! C’est vrai. Ce n’était qu’un vieux fou d’enculé. Les assassins, c’étaient eux. Et ils étaient beaucoup plus nombreux. Vu comme ça, c’est triste.

— Ouais.

Si triste qu’elle n’arrivait pas à l’imaginer.

— Enfin, écoute, Nicosia, c’était compliqué. Beaucoup de gens se sont battus, cette nuit-là. Les factions arabes se battaient entre elles, les Arabes étaient en bagarre avec les Suisses, les équipes de construction se prenaient à la gorge. Il y en a qui disent : « Oh, c’est ce Frank Chalmers qui a tout organisé, il a fomenté les émeutes pour couvrir l’organisation du meurtre de John Boone… » Pff, laisse-moi rire ! C’est simpliste. Mais les gens veulent une histoire pas compliquée, tu comprends, alors ils font porter le chapeau à un type, un seul, parce que c’est plus facile, pour eux. Ils ne peuvent pas comprendre les histoires compliquées, comme ça, il n’y a qu’un seul responsable, au lieu de tous les gens qui se sont battus cette nuit-là.

Elle hocha la tête, se sentant soudain réconfortée.

— C’est vrai, ça. Mais… je veux dire… nous aussi, on y était. Alors on fait aussi partie de l’histoire.

Il opina du chef, fit la grimace. S’approcha d’elle, s’assit sur le canapé à côté d’elle, lui prit la tête entre ses mains.

— J’y ai réfléchi, dit-il d’une voix étouffée, en baissant les yeux. Parfois. Je rôdais dans la ville selon mon habitude, et je me payais du sacré bon temps. C’était comme le carnaval, à Trinidad, je crois. Il y avait de la musique, tout le monde dansait avec des masques. Moi aussi, j’avais un masque rouge, une tête de monstre, et je pouvais aller partout où je voulais. J’ai vu John, j’ai vu Frank, je t’ai vue parler à Frank, dans ce parc… Tu portais un masque blanc, tu étais si belle. J’ai vu Sax, dans la médina. Et John faisait la fête, comme d’habitude. Si seulement j’avais su qu’il avait des ennuis, ahhh… Je veux dire, je n’avais pas idée que quelqu’un en avait après lui. Si j’avais su, j’aurais pu le prendre à part, lui dire de se tenir à carreau. Je m’étais présenté à lui, lors de cette soirée, sur Olympus, juste un peu avant. Il était content de me voir. Il savait, pour Hiroko et Kasei. Il m’aurait écouté, je crois. Mais je ne savais pas.

Maya posa la main sur sa cuisse.

— Aucun de nous ne savait.

— Non.

— Sauf Frank, peut-être.

Desmond eut un soupir.