De l’autre côté de la mer de Ross, la base de McMurdo disposait d’un contingent supplémentaire de personnel, précisément pour les aider à tenir le coup cet hiver-là au lac Vanda, de sorte que l’hélicoptère arriva dans un grand bruit de pales, une heure à peine après leur arrivée. À ce moment-là, Ben s’en voulait à mort d’être tombé. Il paraissait plus atteint dans son amour-propre que physiquement, même s’ils découvrirent par la suite qu’il s’était bel et bien fracturé la hanche.
— Il est tombé comme une masse, dit plus tard Michel à Maya. C’est allé si vite qu’il n’a pas eu le temps de se retenir. Je ne suis pas étonné qu’il se soit cassé quelque chose.
— C’est vraiment moche, répondit Maya.
— Vous avez été parfaite, là-bas, reprit Michel, à son propre étonnement. Vous avez réagi en vitesse.
Elle écarta la remarque d’un geste de la main accompagné d’un bruit dépréciatif.
— Je ne sais pas combien de fois j’ai vu ça. J’ai passé toute mon enfance sur la glace.
— Oui, bien sûr.
L’expérience. Une expérience riche était la base de toute prise de décision naturelle. Il avait l’impression que Maya en avait à revendre dans toutes sortes de domaines. L’ergonomie, sa spécialité, consistait à faire en sorte que les gens soient en harmonie avec les choses. Elle irait sur Mars. Pas lui. Il l’aimait. Enfin, il aimait des tas de femmes. Il était comme ça. Mais elle…
Extrait des notes personnelles de Michel, sérieusement cryptées :
Janet Blyleven : belle. Parle vite, avec assurance. Amicale. Chaleureuse. L’air saine. De beaux seins. Le copinage n’est pas une véritable amitié.
Maya : très belle. Une tigresse entre dans la pièce, odeur de sexe et de meurtre. La femelle alpha qui soumet toutes les autres. Rapide en tout, changement d’humeur compris. Avec elle, on peut parler. Nous avons de vraies conversations parce qu’elle se fiche de ce que je fais ici. Est-ce possible ?
Spencer Jackson : une puissance. Une âme secrète. Des profondeurs au-delà de tout calcul, même pour lui. Le lac Vanda qui est en chacun de nous. Son esprit est celui dans lequel s’abîme toute la communauté, transmuée en art. Capable d’esquisser un portrait en une douzaine de coups de crayon, et voilà une âme mise à nu. Mais je ne crois pas qu’il soit heureux.
Tatiana Durova : très belle. Une déesse piégée dans un motel. Elle cherche une issue. Elle sait que tout le monde la trouve belle, et n’a donc confiance en aucun de nous. Elle devrait retourner dans l’Olympe, où son physique passerait inaperçu. Là, elle pourrait établir un contact. Avec ses pareils. Mars est peut-être une sorte d’Olympe pour elle.
Arkady Bogdanov : autre puissance. Un homme fiable, solide, sérieux presque jusqu’à l’ennui. On lit dans ses pensées : il ne prend pas la peine de les cacher. Ce que je suis suffira à me faire aller sur Mars, dit-il à sa manière. Vous n’êtes pas d’accord ? Eh bien, si. Un ingénieur, rapide, ingénieux, pas concerné par les grands problèmes.
Marina Tokareva : une beauté. Très sérieuse, intense. Avec elle, pas question de parler pour ne rien dire. On est obligé de réfléchir. Et comme elle part du principe que son interlocuteur est aussi rapide qu’elle, elle n’est pas toujours facile à suivre. Des traits finement ciselés, des cheveux noir de jais. Quand je croise son regard, j’ai parfois l’impression qu’elle fait partie de ces homosexuelles qui sont forcément parmi nous ; d’autres fois, elle semble faire une fixation sur Vlad Taneev, l’homme le plus âgé du groupe.
George Berkovic et Edvard Perrin s’intéressent tous les deux à Phyllis Boyle. Sauf que c’est moins une concurrence qu’une association. Ils se croient tous les deux amoureux d’elle, mais en fait, ce qui leur plaît c’est la façon dont l’autre reflète leur affection. Et Phyllis aime ça aussi.
Ivana est assez belle, malgré un visage étroit et une bouche trop grande ; un sourire nunuche illumine cette face d’accro de la paillasse, révélant soudain la déesse qui sommeille en elle. A partagé un prix Nobel de chimie, mais il faut bannir la pensée que c’est à ce sourire qu’elle le doit. Un sourire qui rend heureux. On lui donnerait le Nobel rien que pour le voir.
Simon Frazier : la force tranquille. Anglais. Éducation privée depuis l’âge de neuf ans. Une écoute remarquable. Parle bien, mais dix fois moins que les autres, ce qui lui vaut évidemment une réputation d’autiste. Il en joue calmement. Je pense qu’il en pince pour Ann, qui lui ressemble d’une certaine façon, bien que moins accentuée. Très différent par d’autres côtés. Ann ne joue pas de son image auprès des autres, elle en est complètement inconsciente – le sans-gêne américain par opposition à l’humour britannique de Simon.
Ann est une vraie beauté, mais un peu austère. Grande, anguleuse, osseuse, forte. De corps comme de visage. Elle attire le regard. Elle prend Mars très au sérieux. Les gens s’en rendent compte et l’apprécient pour ça. Ou non, c’est selon. Une ombre caractéristique.
Alexander Zhalin : autre puissance. Il aime les femmes de tous ses yeux. Certaines s’en rendent compte, d’autres non. Mary Dunkel et Janet Blyleven sont souvent avec lui. Un enthousiaste. Quoi qu’il ait en tête, ça devient l’horizon de toutes ses passions.
Nadia Cherneshevsky : peut paraître terne au premier abord, et puis on se rend compte que c’est l’une des plus belles. Ça vient de sa solidité – physique, intellectuelle et morale. Le roc sur lequel tout le monde s’appuie. Sa beauté physique réside dans sa forme athlétique – courte, ronde, râblée, preste, gracieuse, forte – et dans ses yeux : ses iris piquetés de points colorés, un tapis très dense, marron et vert, avec un peu de bleu et de jaune, toutes ces petites taches disposées en anneaux concentriques, troués de rayons selon un schéma aléatoire, fondus dans un seul regard en un ton proche du noisette. On pourrait plonger dans ces yeux et ne jamais en ressortir. Et elle vous rend votre regard sans crainte.
Frank Chalmers : une puissance. Enfin, je pense. Il est difficile de ne pas voir en lui l’adjoint de John Boone. Le comparse, le second couteau. Tout seul, ici, moins impressionnant. Diminué. Un personnage moins historique. Un peu fuyant. Grand, massif, aux traits sombres. Il garde le profil bas. Il est assez amical, mais ça n’a pas l’air d’être de la véritable chaleur. Un animal politique, comme Phyllis. Sauf qu’ils ne s’aiment pas. C’est Maya qu’il aime. Et Maya s’arrange pour lui faire sentir qu’il fait partie de son monde à elle. Mais ce qu’il veut vraiment n’est pas clair. Il y a là un personnage que personne ne connaît.
Plus formellement, il leur fit passer, par groupes de dix, une version révisée du MMPI, l’Inventaire multiphasique de personnalité du Minnesota. Des centaines de questions, étalonnées afin de fournir des profils psychologiques significatifs d’un point de vue statistique. Ce ne fut que l’un des nombreux tests qu’il fit passer, cet hiver-là. C’était l’une de leurs principales distractions.
Ils passaient ce test dans la Salle Claire, ainsi nommée parce qu’elle était éclairée par des dizaines de lampes fortes, au point que tout à l’intérieur paraissait incandescent, à commencer par les visages. En les regardant alors qu’ils planchaient sur son test, Michel eut soudain une conscience aiguë de l’inanité de la situation : il se retrouvait en position de maître d’école de tous ces gens brillants. Et il eut soudain, à voir leurs visages illuminés, la certitude absolue que leurs réponses ne lui apprendraient pas qui ils étaient, mais plutôt comment ils pensaient qu’ils devaient être pour aller sur Mars. Évidemment, en dépouillant leurs réponses dans cette perspective, il en apprendrait presque autant sur eux que s’ils avaient répondu sincèrement. Et pourtant, c’était un choc de voir cela si clairement inscrit sur leurs faces.