Les choux luisaient dans la pénombre comme des alignements de cerveaux penchés sur le problème avec moi. Le cycle représenté par le diagramme, complété par des opérations physico-chimiques favorisant les échanges gazeux et l’utilisation des déchets, était presque clos : une biogéocénose artificielle nette et fiable. Mais il y avait deux points majeurs de déperdition devant lesquels je séchais ; et ce n’était pas en me promenant dans la ferme que j’allais trouver la solution. D’abord l’utilisation incomplète des déchets. Le recyclage direct des déchets humains en nutriment pour végétaux est limité par l’accumulation des ions chlorure que les plantes n’assimilent pas. Le chlorure de sodium, par exemple, est un composé utilisé par les humains comme substance gustative, mais les autres éléments du système n’en ont pas besoin en quantités équivalentes. De sorte que l’utilisation d’algues pour minéraliser les déchets sur l’Hidalgo devait être complétée par une réaction physico-chimique – la combustion thermique, dans ce cas, d’où résultaient des cendres inutilisables, en quantité infime mais cependant significative. Il serait difficile de trouver un moyen de réintroduire dans le système ces oxydes métalliques peu solubles.
L’autre problème important était l’imperceptible déperdition d’eau. Bien que l’on puisse l’obtenir à partir de l’air et la récupérer par plusieurs méthodes, un certain pourcentage se déposerait sur les parois du vaisseau, sur diverses surfaces, s’accumulerait dans les fentes et recoins du sol, et s’échapperait même si jamais ils devaient sortir dans l’espace.
Et plus j’y réfléchissais, plus il apparaissait de petits problèmes qui venaient s’ajouter aux premiers, et toutes ces difficultés se combinaient en un vaste réseau de causes et d’effets, mesurables pour la plupart, mais parfois non… le jeu. Le plus dur des jeux. Et cette fois, joué pour de bon par ces gens.
Je me levai et arpentai nerveusement les allées entre les longues bandes de terre. Ils pouvaient produire de l’eau en utilisant une pile à combustible et par électrolyse. Avec la centrale électrique dont ils disposaient, cela serait peut-être suffisant. Cela dépendrait de la quantité d’eau récupérée, de leurs réserves de carburant, du temps passé entre les étoiles. Je repartis vers les ordinateurs de la ferme dans l’intention de faire l’essai de quelques chiffres. Quant à ces déchets, Marie-Anne avait parlé d’une nouvelle bactérie mutante pour les minéraliser, une bactérie qui pouvait digérer les métaux qui s’entasseraient lentement à l’extérieur du système…
Le souffle de la ventilation, le cliquetis d’un compteur, le doux reniflement des animaux endormis. Peut-être y arriveront-ils, me dis-je. Une autarcie très poussée serait peut-être réalisable. Mais la question était : Une fois celle-ci réalisée, auraient-ils envie d’y vivre ?
Combien de temps les hommes pouvaient-ils vivre à bord d’un vaisseau spatial ?
Combien de temps y seraient-ils obligés ?
Un beau matin, après une nuit ainsi passée, quelqu’un frappa à ma porte. J’allai ouvrir : c’était Davydov.
« Oui ? » dis-je.
Il baissa la tête. « Je regrette la façon dont je me suis conduit lors de notre entretien. Cela fait si longtemps qu’on n’a pas critiqué le projet devant moi que j’ai oublié comment y réagir. Je crois que j’ai perdu mon sang-froid. » Il releva la tête avec un petit sourire timide. « … Tu me pardonnes ? Tu me pardonnes de t’avoir kidnappée et d’avoir voulu t’imposer une ligne de conduite ?
— Hum, fis-je prudemment. Je vois. »
Son sourire s’évanouit ; il tripota d’une main ses joues basanées. « Je pourrais peut-être, euh… te faire visiter le vaisseau ? Te montrer ce que nous comptons faire. »
Je restai songeuse aussi longtemps que je le pus, sachant que j’allais accepter sa proposition, curieuse de voir ce qu’ils avaient réussi à dérober au Comité. « Je pense que oui », dis-je.
Pendant le trajet, je vis par le dôme de la navette qu’ils avaient fini de réunir les deux vaisseaux à l’aide de minces traverses qui les maintenaient côte à côte et renfermaient d’étroites coursives. Il en résultait un astronef lourd et disgracieux. Ses fenêtres brillaient comme les taches phosphorescentes des poissons des profondeurs. Nous nous trouvions au sein d’un petit groupe d’astéroïdes. Autour de la roche mère qui, avais-je appris, s’appelait Hilda, en gravitaient de plus petites.
Cela prit à Davydov plusieurs heures pour tout me montrer. Ils avaient des cales pleines de minéraux, de médicaments, de denrées alimentaires, d’épices, de vêtements, d’équipements de débarquement planétaire, de panneaux colorés et autres accessoires pour les changements saisonniers ; une bibliothèque sur microfiches de quarante millions de volumes en trois cents langues ; une aussi vaste collection de musique enregistrée et plusieurs exemplaires de presque tous les instruments de musique ; du matériel sportif ; des tas de films en russe et en anglais ; une crèche pleine de jouets et de jeux ; une salle remplie d’ordinateurs et de composants ; un observatoire équipé de plusieurs grands télescopes.
Tout au long de cette visite, mon étonnement allait croissant ; nous discutions sans cesse, plaisantant la plupart du temps. En fait, c’était très agréable, même s’il me sembla que cette joute amicale finissait par lasser Davydov. Mais je ne pouvais m’en empêcher. Leurs efforts avaient été si complets, mais il y avait quand même quelque chose d’un peu adolescent, de surréaliste, là-dedans : tous les détails s’imbriquaient logiquement à partir d’un postulat de départ absurde.
Nous terminâmes par la ferme, parmi les bouteilles d’algues tachetées qui diffusaient une lumière verte, dans la riche odeur de fumier de l’étable voisine. Davydov avait un drôle d’air avec des lunettes de soleil. Là, c’était moi le guide et lui le touriste. Je lui parlai des trouvailles de Nadezhda en matière de suspension d’algues et des bactéries mutantes de Marie-Anne.
« J’ai appris que tu les aidais. »
On aurait pu dire que c’était maintenant moi qui dirigeais le projet. « Un peu, dis-je d’un ton sarcastique.
— J’en suis ravi.
— Oh ! ne prends pas ça pour toi ! »
Il rit jaune. Mais j’avais vu que je pouvais le blesser.
Nous parvînmes alors au mur du fond de la ferme ; nous avions tout vu. Au-delà, le bouclier vibrait silencieusement, nous protégeant tous des réactions nucléaires à l’arrière du vaisseau. C’était encore un autre aspect de leur entreprise qui devait tenir sans la moindre faille, et le savoir mystérieux qui permettait aux techniciens de mettre au point cet écran dépassait presque la compréhension de ceux d’entre nous qui n’avaient pas consacré leur vie à ces énigmes. Pour nous, ce n’était qu’une question de foi.
« Mais je voudrais savoir une chose », dis-je, arrivée au mur. « Pourquoi devez-vous vous y prendre ainsi ? L’homme finira bien par quitter le système solaire, non ? Vous n’êtes pas obligés de procéder de cette façon. »
Il se tripota à nouveau la figure. Je me souvins que c’était une manie de Swann et je me dis : Voilà où il l’a attrapée. « Je ne suis pas d’accord pour dire que les humains quitteront inévitablement le système solaire, dit-il. Rien n’est inévitable, le déterminisme historique n’existe pas. Ce sont les gens qui agissent, pas l’Histoire, et les gens décident de leurs actes. Nous aurions pu construire un vaisseau interstellaire parfaitement fonctionnel à n’importe quel moment depuis la fin du XXe siècle, par exemple. Mais cela ne s’est pas fait. Et il se pourrait, tu sais, que ces deux siècles soient une sorte de fenêtre de lancement. Une fenêtre qui pourrait se refermer bientôt.