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Les deux vaisseaux avaient été disposés côte à côte. Nous amenâmes notre navette sur l’aire d’appontage de l’Hidalgo. Je suivis mes compagnes de chambre jusqu’à la ferme sans prêter attention aux regards que nous lançaient de-ci de-là les autres travailleurs dans les couloirs.

On avait déjà ajouté quelques rangées de cuves à légumes à l’installation fermière standard. L’éclat des nombreuses lampes me faisait cligner des yeux. Je marchais à la traîne des deux femmes en les écoutant parler aux autres techniciens. Puis nous nous retrouvâmes seules parmi les gros bocaux à suspension, tachetés de marron et de vert, de la salle des algues. La forte luminosité des ampoules nous obligeait à porter des lunettes de soleil bleu foncé.

« En remplaçant l’urée par des nitrates comme source d’azote, la Chlorella pyrenoïdosa pompe dix fois moins de fer dans le milieu nutritif, tu vois ? déclara Nadezhda.

— Il faut bien utiliser l’urée à quelque chose, dit Marie-Anne.

— Bien sûr. Mais je crains que la biomasse ne finisse par devenir trop importante à traiter.

— On pourrait nourrir les chèvres avec ?

— Mais que se passera-t-il quand le milieu nutritif sera épuisé ? Il n’y a pas de source de fer dans le vide, tu sais… »

Elles étaient confrontées à un problème. Il fallait maintenir un équilibre entre le niveau de photosynthèse des algues et le coefficient respiratoire des humains et des animaux ; sinon il se formerait un excès d’oxygène ou de gaz carbonique, selon le cas. Une façon de procéder consiste à fournir différentes sources d’azote à divers groupes d’algues, ce qui modifie l’indice de photosynthèse. Mais les algues consomment leur réserve de minéraux à des vitesses différentes en fonction de l’origine de l’azote. Et sur de longues périodes, cela pourrait devenir significatif ; le maintien de l’équilibre des échanges gazeux pourrait nécessiter plus de minéraux que le reste du biotope n’en pourrait fournir.

« Pourquoi ne pas utiliser exclusivement de l’urée et de l’ammoniaque, demandai-je, et varier les quantités de pyrenoïdosa et de vulgaris pour équilibrer les échanges ? Vous consommeriez ainsi plus d’urée en évitant le problème des nitrates. »

Elles s’entre-regardèrent.

« Euh… non, dit Nadezhda. Réfléchis bien… ces foutues algues poussent si vite avec l’urée… ça donne trop de biomasse, on ne peut pas tout utiliser.

— Et en leur donnant moins de lumière ?

— Mais cela pose des problèmes avec les vulgaris, expliqua Marie-Anne. Saleté de machin, ça meurt ou ça pousse de façon anarchique. »

Manifestement, je ne faisais que répéter les solutions les plus évidentes. La solution des problèmes posés par les systèmes biologiques de survie ressemble à un jeu. Un des plus subtils casse-tête intellectuels jamais inventés, en fait. Sous bien des aspects, cela s’apparente aux échecs. De plus, Nadezhda et Marie-Anne étaient certainement grands maîtres en la matière et travaillaient sur ce modèle depuis des années. Elles avaient plusieurs longueurs d’avance sur moi et discutaient de modifications dont je n’avais jamais entendu parler. Mais je n’avais jamais rencontré personne qui possédât un flair comme le mien dans ce domaine… s’il s’était agi d’échecs, j’aurais été championne de Mars, j’en suis sûre. Quand je vis l’expression patiente de Marie-Anne alors qu’elle m’expliquait pourquoi ma solution ne pouvait pas marcher, quelque chose se déclencha en moi et les intentions imprécises qui m’avaient décidée à cette visite se cristallisèrent.

« Très bien, dis-je d’une voix mesurée. Vous feriez aussi bien de me décrire votre modèle dans les détails, les améliorations dont m’a parlé Swann, tout. Si vous voulez que je vous aide. »

Les deux femmes hochèrent poliment la tête, comme si cette requête était la chose la plus naturelle du monde. Et nous nous attelâmes à la tâche.

Je les aidai donc, oui. Et, plus que jamais, mon moi conscient se détachait de celui qui se penchait sur cet exemple particulier de problème en biosurvie – plus que jamais le travail semblait un jeu, un puzzle géant et complexe que nous ne verrions qu’une fois fini –, nous nous reculerions pour le contempler, l’admirer, et puis nous l’oublierions et rentrerions dîner. Dans cet état d’esprit, j’étais particulièrement inventive et je fus très utile.

Cela en arriva même au point où je commençai à retourner sur l’astronef le soir après dîner pour me promener seule dans la ferme et rentrer quelques chiffres dans les programmes d’essai afin d’en vérifier les résultats. Parce qu’ils étaient confrontés à un vrai problème… je n’en avais jamais rencontré d’aussi délicat. Les deux vaisseaux étaient de la classe Deimos P R : âgés d’environ quarante ans, en forme de jeu de cartes, un peu plus d’un kilomètre de long ; propulsés par des fusées à explosion directe alimentées au deutérium avec une masse de réaction de césium. Leur équipage de quarante à quarante-cinq personnes vivait à l’avant ou dans la partie supérieure du vaisseau, derrière les passerelles. En dessous se trouvaient les installations de loisirs, les diverses salles des fermes et les usines de recyclage ; encore plus bas, les masses énormes des systèmes de propulsion et les boucliers qui protégeaient l’équipage. Ces vaisseaux constituaient des biogéocénoses, c’est-à-dire des systèmes écologiques clos combinant méthodes biologiques et technologiques pour assurer leur autarcie. Une autarcie totale n’était pas possible, bien sûr ; elle atteignait quatre-vingts pour cent sur une période de trois ans et diminuait rapidement passé cela. C’étaient donc de bons minéraliers d’astéroïdes, sans conteste. Mais certaines zones de déperdition n’avaient pas encore trouvé de solution satisfaisante et, bien que ce fussent les meilleurs systèmes de biomaintenance jamais conçus, ce n’étaient pas des vaisseaux interstellaires.

Je tournais en rond dans les fermes de l’Hidalgo en suivant le déroulement des divers processus tandis que mon esprit essayait de se tracer un chemin à travers le système. La plupart des salles étaient dans la pénombre, mais la salle des algues nécessitait encore des lunettes de soleil. C’était de là que tout partait. La chaleur et la lumière engendrées par les réactions nucléaires des machines fournissaient l’énergie aux plantes photo-autotrophes, essentiellement les algues Chlorella pyrenoïdosa et Chlorella vulgaris. Elles étaient placées dans de grandes bouteilles suspendues sous les lampes et je me dis que, malgré les problèmes de nutriment, on pourrait, par des manipulations génétiques ou écologiques, obtenir l’échange gazeux souhaité.

Je retirai mes lunettes et avançai à tâtons dans la salle marine en attendant que mes yeux se soient habitués à l’obscurité. On apportait ici les algues en excès pour alimenter le bas de la chaîne alimentaire. Plancton et crustacés mangeaient les algues, les petits poissons mangeaient le plancton, les gros poissons mangeaient les petits. C’était la même chose dans les élevages, un peu plus loin ; je distinguais dans l’éclairage nocturne les cages et enclos des lapins, poulets, cochons et chèvres…, et mon nez me confirmait leur présence. Ces animaux mangeaient les déchets végétaux dont ne s’étaient pas servis les hommes et fournissaient eux-mêmes de la nourriture. Derrière les élevages se trouvait la série des salles plantées de rangées de légumes – la ferme proprement dite – et là quelques lumières étaient restées allumées, diffusant une clarté douce et agréable. Je m’assis le dos au mur et contemplai une longue rangée de choux. À côté de moi, un schéma simple était tracé sur le mur, laissé sans légende comme un symbole religieux… le diagramme des processus circulaires du système. La lumière nourrit les algues. Les algues nourrissent plantes et poissons. Les plantes nourrissent humains et animaux, tout en renouvelant l’oxygène et l’eau. Les animaux nourrissent les humains. Humains et animaux rejettent des déchets qui alimentent des micro-organismes, lesquels transforment (dans une certaine mesure) ces déchets en minéraux qui rendent alors possible leur réinsertion dans le sol pour les plantes.