«La porte du cadi était à demi, ouverte; et en entrant je vis la vieille dame qui m’attendait, et qui, après avoir fermé la porte, me conduisit à la chambre de la jeune dame dont j’étais amoureux; mais à peine commençais-je à l’entretenir, que nous entendîmes du bruit dans la rue. La jeune dame mit la tête à la fenêtre, et vit au travers de la jalousie que c’était le cadi son père qui revenait déjà de la prière. Je regardai aussi en même temps, et j’aperçus le barbier assis vis-à-vis, au même endroit d’où j’avais vu la jeune dame.
«J’eus alors deux sujets de crainte: l’arrivée du cadi et la présence du barbier. La jeune dame me rassura sur le premier, en me disant que son père ne montait à sa chambre que très-rarement, et que, comme elle avait prévu que ce contretemps pourrait arriver, elle avait songé au moyen de me faire sortir sûrement; mais l’indiscrétion du malheureux barbier me causait une grande inquiétude, et vous allez voir que cette inquiétude n’était pas sans fondement.
«Dès que le cadi fut rentré chez lui, il donna lui-même la bastonnade à un esclave qui l’avait mérité. L’esclave poussait de grands cris qu’on entendait dans la rue; le barbier crut que c’était moi qui criais et qu’on maltraitait. Prévenu de cette pensée, il fait des cris épouvantables, déchire ses habits, jette de la poussière sur sa tête, appelle au secours tout le voisinage, qui vient à lui aussitôt; on lui demande ce qu’il a, et quel secours on peut lui donner. «Hélas! s’écria-t-il, on assassine mon maître, mon cher patron;» et, sans rien dire davantage, il court chez moi, en criant toujours de même, et revient suivi de tous mes domestiques armés de bâtons. Ils frappent avec une fureur qui n’est pas concevable à la porte du cadi, qui envoya un esclave pour voir ce que c’était; mais l’esclave, tout effrayé, retourne vers son maître: «Seigneur, dit-il, plus de dix mille hommes veulent entrer chez vous par force, et commencent à enfoncer la porte.»
Le cadi courut aussitôt lui-même, ouvrit la porte, et demanda ce qu’on lui voulait. Sa présence vénérable ne put inspirer du respect à mes gens, qui lui dirent insolemment: «Maudit cadi, chien de cadi, quel sujet avez-vous d’assassiner notre maître? Que vous a-t-il fait? – Bonnes gens, leur répondit le cadi, pourquoi aurais-je assassiné votre maître, que je ne connais pas et qui ne m’a point offensé? voilà ma maison ouverte, entrez, voyez, cherchez. – Vous lui avez donné la bastonnade, dit le barbier; j’ai entendu ses cris il n’y a qu’un moment. – Mais encore, répliqua le cadi, quelle offense m’a pu faire votre maître pour m’avoir obligé à le maltraiter comme vous le dites? Est-ce qu’il est dans ma maison? et s’il y est, comment y est-il entré, ou qui peut l’y avoir introduit? – Vous ne m’en ferez point accroire avec votre grande barbe, méchant cadi, repartit le barbier; je sais bien ce que je dis. Votre fille aime notre maître, et lui a donné rendez-vous dans votre maison pendant la prière du midi; vous en avez sans doute été averti, vous êtes revenu chez vous, vous l’y avez surpris, et lui avez fait donner la bastonnade par vos esclaves; mais vous n’aurez pas fait cette méchante action impunément: le calife en sera informé, et en fera bonne et brève justice. Laissez-le sortir, et nous le rendez tout à l’heure, sinon nous allons entrer et vous l’arracher, à votre honte. – Il n’est pas besoin de tant parler, reprit le cadi, ni de faire un si grand éclat; si ce que vous dites est vrai, vous n’avez qu’à entrer et qu’à le chercher, je vous en donne la permission.» Le cadi n’eut pas achevé ces mots, que le barbier et mes gens se jetèrent dans la maison comme des furieux, et se mirent à me chercher partout.»
Scheherazade, en cet endroit, ayant aperçu le jour, cessa de parler. Schahriar se leva en riant du zèle indiscret du barbier, et fort curieux de savoir ce qui s’était passé dans la maison du cadi, et par quel accident le jeune homme pouvait être devenu boiteux. La sultane satisfit sa curiosité le lendemain, et reprit la parole dans ces termes:
CXLIII NUIT.
Le tailleur continua de raconter au sultan de Casgar l’histoire qu’il avait commencée: «Sire, dit-il, le jeune boiteux poursuivit ainsi: Comme j’avais entendu tout ce que le barbier avait dit au cadi, je cherchai un endroit pour me cacher. Je n’en trouvai point d’autre qu’un grand coffre vide, où je me jetai, et que je fermai sur moi. Le barbier, après avoir fureté partout, ne manqua pas de venir dans la chambre où j’étais. Il s’approcha du coffre, l’ouvrit, et dès qu’il m’eut aperçu, le prit, le chargea sur sa tête et l’emporta. Il descendit d’un escalier assez haut dans une cour qu’il traversa promptement, et enfin il gagna la porte de la rue. Pendant qu’il me portait, le coffre vint à s’ouvrir par malheur, et alors ne pouvant souffrir la honte d’être exposé aux regards et aux huées de la populace qui nous suivait, je me lançai dans la rue avec tant de précipitation, que je me blessai à la jambe de manière que je suis demeuré boiteux depuis ce temps-là. Je ne sentis pas d’abord tout mon mal, et ne laissai pas de me relever pour me dérober à la risée du peuple par une prompte fuite. Je lui jetai même des poignées d’or et d’argent dont ma bourse était pleine; et tandis qu’il s’occupait à les ramasser, je m’échappai en enfilant des rues détournées. Mais le maudit barbier, profitant de la ruse dont je m’étais servi pour me débarrasser de la foule, me suivit sans me perdre de vue, en me criant de toute sa force: «Arrêtez! Seigneur; pourquoi courez-vous si vite? Si vous saviez combien j’ai été affligé du mauvais traitement que le cadi vous a fait, à vous qui êtes si généreux, et à qui nous avons tant d’obligation, mes amis et moi! Ne vous l’avais-je pas bien dit, que vous exposiez votre vie par votre obstination à ne vouloir pas que je vous accompagnasse? Voilà ce qui vous est arrivé par votre faute: et si de mon côté je ne m’étais pas obstiné à vous suivre pour voir où vous alliez, que seriez-vous devenu? Où allez-vous donc, seigneur? Attendez-moi.»
«C’est ainsi que le malheureux barbier parlait tout haut dans la rue. Il ne se contentait pas d’avoir causé un si grand scandale dans le quartier du cadi, il voulait encore que toute la ville en eût connaissance. Dans la rage où j’étais, j’avais envie de l’attendre pour l’étrangler; mais je n’aurais fait par là que rendre ma confusion plus éclatante. Je pris un autre parti: comme je m’aperçus que sa voix me livrait en spectacle à une infinité de gens qui paraissaient aux portes ou aux fenêtres, ou qui s’arrêtaient dans les rues pour me regarder, j’entrai dans un khan [51] dont le concierge m’était connu. Je le trouvai à la porte, où le bruit l’avait attiré: «Au nom de Dieu, lui dis-je, faites-moi la grâce d’empêcher que ce furieux n’entre ici après moi.» Il me le promit et me tint parole; mais ce ne fut pas sans peine, car l’obstiné barbier voulait entrer malgré lui, et ne se retira qu’après lui avoir dit mille injures; et jusqu’à ce qu’il fût rentré dans sa maison, il ne cessa d’exagérer à tous ceux qu’il rencontra le grand service qu’il prétendait m’avoir rendu.
«Voilà comme je me délivrai d’un homme si fatigant. Après cela, le concierge me pria de lui apprendre mon aventure: je la lui racontai, ensuite je le priai à mon tour de me prêter un appartement jusqu’à ce que je fusse guéri. «Seigneur, me dit-il, ne seriez-vous pas plus commodément chez vous? – Je ne veux point y retourner, lui répondis-je; ce détestable barbier ne manquerait pas de m’y venir trouver: j’en serais tous les jours obsédé, et je mourrais, à la fin, de chagrin de l’avoir incessamment devant les yeux. D’ailleurs, après ce qui m’est arrivé aujourd’hui, je ne puis me résoudre à demeurer davantage en cette ville. Je prétends aller où ma mauvaise fortune me voudra conduire.» Effectivement, dès que je fus guéri je pris tout l’argent dont je crus avoir besoin pour voyager, et du reste de mon bien, je fis une donation à mes parents.