«J’écoutai avec admiration le discours de la fée; je la remerciai le mieux qu’il me fut possible de la grande obligation que je lui avais: «Mais, Madame, lui dis-je, pour ce qui est de mes frères, je vous supplie de leur pardonner. Quelque sujet que j’aie de me plaindre d’eux, je ne suis pas assez cruel pour vouloir leur perte.» Je lui racontai ce que j’avais fait pour l’un et pour l’autre; et mon récit augmentant son indignation contre eux: «Il faut, s’écria-t-elle, que je vole tout à l’heure après ces traîtres et ces ingrats, et que j’en tire une prompte vengeance. Je vais submerger leur vaisseau, et les précipiter dans le fond de la mer. – Non, ma belle dame, repris-je, au nom de Dieu, n’en faites rien, modérez votre courroux, songez que ce sont mes frères; et qu’il faut faire le bien pour le mal.»
«J’apaisai la fée par ces paroles, et lorsque je les eus prononcées, elle me transporta en un instant de l’île où nous étions sur le toit de mon logis, qui était en terrasse, et elle disparut un moment après. Je descendis, j’ouvris les portes, et je déterrai les trois mille sequins que j’avais cachés. J’allai ensuite à la place où était ma boutique; je l’ouvris, et je reçus des marchands mes voisins des compliments sur mon retour. Quand je rentrai chez moi, j’aperçus ces deux chiens noirs, qui vinrent m’aborder d’un air soumis. Je ne savais ce que cela signifiait, et j’en étais fort étonné; mais la fée, qui parut bientôt, m’en éclaircit. «Mon mari, me dit-elle, ne soyez pas surpris de voir ces deux chiens chez vous; ce sont vos deux frères.» Je frémis à ces mots, et je lui demandai par quelle puissance ils se trouvaient en cet état: «C’est moi qui les y ai mis, me répondit-elle, au moins, c’est une de mes sœurs, à qui j’en ai donné la commission, et qui en même temps a coulé à fond leur vaisseau. Vous y perdez les marchandises que vous y aviez; mais je vous récompenserai d’ailleurs. À l’égard de vos frères, je les ai condamnés à demeurer dix ans sous cette forme; leur perfidie ne les rend que trop dignes de cette pénitence.» Enfin, après m’avoir enseigné où je pourrais avoir de ses nouvelles, elle disparut.
«Présentement que les dix années sont accomplies, je suis en chemin pour l’aller chercher, et comme en passant par ici j’ai rencontré ce marchand et le bon vieillard qui mène sa biche, je me suis arrêté avec eux: voilà quelle est mon histoire, ô prince des génies: ne vous paraît-elle pas des plus extraordinaires? – J’en conviens, répondit le génie, et je remets aussi en sa faveur le second tiers du crime dont ce marchand est coupable envers moi.»
Aussitôt que le second vieillard eut achevé son histoire, le troisième prit la parole, et fit au génie la même demande que les deux premiers, c’est-à-dire, de remettre au marchand le troisième tiers de son crime, supposé que l’histoire qu’il avait à lui raconter surpassât, en événements singuliers, les deux qu’il venait d’entendre. Le génie lui fit la même promesse qu’aux autres. «Écoutez donc, lui dit alors le vieillard…» Mais le jour paraît, dit Scheherazade en se reprenant; il faut que je m’arrête en cet endroit.
«Je ne puis assez admirer, ma sœur, dit alors Dinarzade, les aventures que vous venez de raconter: – J’en sais une infinité d’autres, répondit la sultane, qui sont encore plus belles.» Schahriar, voulant savoir si le conte du troisième vieillard, serait aussi agréable que celui du second, différa jusqu’au lendemain la mort de Scheherazade.
VIII NUIT.
Dès que Dinarzade s’aperçut qu’il était temps d’appeler la sultane, elle lui dit: «Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour, qui paraîtra bientôt, de me conter un de ces beaux contes que vous savez. – Racontez-nous celui du troisième vieillard, dit le sultan à Scheherazade; j’ai bien de la peine à croire qu’il soit plus merveilleux que celui du vieillard et des deux chiens noirs.
– Sire, répondit la sultane, le troisième vieillard raconta son histoire au génie: je ne vous la dirai point; car elle n’est point venue à ma connaissance, mais je sais qu’elle se trouva si fort au-dessus des deux précédentes, par la diversité des aventures merveilleuses qu’elle contenait, que le génie en fut étonné. Il n’en eut pas plus tôt ouï la fin, qu’il dit au troisième vieillard: «Je t’accorde le dernier tiers de la grâce du marchand; il doit bien vous remercier tous trois de l’avoir tiré d’embarras par vos histoires. Sans vous il ne serait plus au monde.» En achevant ces mots, il disparut, au grand contentement de la compagnie.
Le marchand ne manqua pas de rendre à ses trois libérateurs toutes les grâces qu’il leur devait. Ils se réjouirent avec lui de le voir hors de péril; après quoi ils se dirent adieu, et chacun reprit son chemin. Le marchand s’en retourna auprès de sa femme et de ses enfants, et passa tranquillement avec eux le reste de ses jours. Mais, sire, ajouta Scheherazade, quelque beaux que soient les contes que j’ai racontés jusqu’ici à votre majesté, ils n’approchent pas de celui du pêcheur. Dinarzade, voyant que la sultane s’arrêtait, lui dit: «Ma sœur; puisqu’il nous reste encore du temps, de grâce, racontez-nous l’histoire de ce pêcheur; le sultan le voudra bien.» Schahriar y consentit, et Scheherazade reprenant son discours, poursuivit de cette manière:
HISTOIRE DU PÊCHEUR.
Sire, il y avait autrefois un pêcheur fort âgé, et si pauvre, qu’à peine pouvait-il gagner de quoi faire subsister sa femme et trois enfants, dont sa famille était composée. Il allait tous les jours à la pêche de grand matin, et chaque jour il s’était fait une loi de ne jeter ses filets que quatre fois seulement.
Il partit un matin au clair de la lune, et se rendit au bord de la mer. Il se déshabilla et jeta ses filets; et comme il les tirait vers le rivage, il sentit d’abord de la résistance: Il crut avoir fait une bonne pêche, et s’en réjouissait déjà en lui-même; mais un moment après, s’apercevant qu’au lieu de poisson il n’y avait dans ses filets que la carcasse d’un âne, il en eut beaucoup de chagrin… Scheherazade, en cet endroit, cessa de parler, parce qu’elle vit paraître le jour:
«Ma sœur, lui dit Dinarzade, je vous avoue que ce commencement me charme, et je prévois que la suite sera fort agréable. – Rien n’est plus surprenant que l’histoire du pêcheur, répondit la sultane; et vous en conviendrez la nuit prochaine, si le sultan me fait la grâce de me laisser vivre.» Schahriar, curieux d’apprendre le succès de la pêche du pêcheur, ne voulut pas faire mourir ce jour-là Scheherazade. C’est pourquoi il se leva, et ne donna point encore ce cruel ordre.
IX NUIT.
«Ma chère sœur, s’écria Dinarzade, le lendemain à l’heure ordinaire, je vous supplie en attendant le jour, qui paraîtra bientôt, de me raconter la suite du conte du pêcheur. Je meurs d’envie de l’entendre. – Je vais vous donner cette satisfaction,» répondit la sultane. En même temps elle demanda la permission au sultan, et lorsqu’elle l’eut obtenue, elle reprit en ces termes le conte du pêcheur: