«Comme ils passaient près d’une masure, la dame ayant témoigné qu’elle serait bien aise de mettre pied à terre pour quelque nécessité, le prince s’arrêta et la laissa descendre. Il descendit aussi, et s’approcha de la masure en tenant son cheval par la bride. Jugez qu’elle fut sa surprise, lorsqu’il entendit la dame en dedans prononcer ces paroles: «Réjouissez-vous, mes enfants, je vous amène un garçon bien fait et fort gras;» et que d’autres voix lui répondirent aussitôt: «Maman, où est-il, que nous le mangions tout à l’heure; car nous avons bon appétit?»
«Le prince n’eut pas besoin d’en entendre davantage pour concevoir le danger où il se trouvait. Il vit bien que la dame qui se disait fille d’un roi des Indes, était une ogresse, femme d’un de ces démons sauvages appelés ogres, qui se retirent dans des lieux abandonnés, et se servent de mille ruses pour surprendre et dévorer les passants. Il fut saisi de frayeur, et se jeta au plus vite sur son cheval. La prétendue princesse parut dans le moment; et voyant qu’elle avait manqué son coup: «Ne craignez rien, cria-t-elle au prince. Qui êtes-vous? Que cherchez-vous? – Je suis égaré, répondit-il, et je cherche mon chemin. – Si vous êtes égaré, dit-elle, recommandez-vous à Dieu, il vous délivrera de l’embarras où vous vous trouvez.» Alors le prince leva les yeux au ciel…» Mais, sire, dit Scheherazade en cet endroit, je suis obligée d’interrompre mon discours; le jour, qui paraît, m’impose silence. – Je suis fort en peine, ma sœur, dit Dinarzade, de savoir ce que deviendra ce jeune prince; je tremble pour lui.
– Je vous tirerai demain d’inquiétude, répondit la sultane, si le sultan veut bien que je vive jusqu’à ce temps-là. Schahriar, curieux d’apprendre le dénouement de cette histoire, prolongea encore la vie de Scheherazade.
XVI NUIT.
Dinarzade avait tant d’envie d’entendre la fin de l’histoire du jeune prince, qu’elle se réveilla cette nuit plus tôt qu’à l’ordinaire: «Ma sœur, dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous prie d’achever l’histoire que vous commençâtes hier; je m’intéresse au sort du jeune prince, et je meurs de peur qu’il ne soit mangé par l’ogresse et ses enfants.» Schahriar ayant marqué qu’il était dans la même crainte: «Hé bien! sire, dit la sultane, je vais vous tirer de peine.
«Après que la fausse princesse des Indes eut dit au jeune prince de se recommander à Dieu, comme il crut qu’elle ne lui parlait pas sincèrement et qu’elle comptait sur lui comme s’il eût déjà été sa proie, il leva les mains au ciel, et dit: «Seigneur, qui êtes tout-puissant, jetez les yeux sur moi, et me délivrez de cette ennemie.» À cette prière, la femme de l’ogre rentra dans la masure, et le prince s’en éloigna avec précipitation. Heureusement il retrouva son chemin, et arriva sain et sauf auprès du roi son père, auquel il raconta de point en point le danger qu’il venait de courir par la faute du grand vizir. Le roi, irrité contre ce ministre, le fit étrangler à l’heure même.
«Sire, poursuivit le vizir du roi grec, pour revenir au médecin Douban, si vous n’y prenez garde, la confiance que vous avez en lui vous sera funeste; je sais de bonne part que c’est un espion envoyé par vos ennemis pour attenter à la vie de votre majesté. Il vous a guéri, dites-vous; hé! qui peut vous en assurer? Il ne vous a peut-être guéri qu’en apparence, et non radicalement. Que sait-on si ce remède, avec le temps, ne produira pas un effet pernicieux?»
«Le roi grec, qui avait naturellement fort peu d’esprit, n’eut pas assez de pénétration pour s’apercevoir de la méchante intention de son vizir, ni assez de fermeté pour persister dans son premier sentiment. Ce discours l’ébranla: «Vizir, dit-il, tu as raison; il peut être venu exprès pour m’ôter la vie; ce qu’il peut fort bien exécuter par la seule odeur de quelqu’une de ses drogues. Il faut voir ce qu’il est à propos de faire dans cette conjoncture.»
«Quand le vizir vit le roi dans la disposition où il le voulait: «Sire, lui dit-il, le moyen le plus sûr et le plus prompt pour assurer votre repos et mettre votre vie en sûreté, c’est d’envoyer chercher tout à l’heure le médecin Douban, et de lui faire couper la tête dès qu’il sera arrivé. – Véritablement, reprit le roi, je crois que c’est par là que je dois prévenir son dessein.» En achevant ces paroles, il appela un de ses officiers, et lui ordonna d’aller chercher le médecin, qui, sans savoir ce que le roi lui voulait, courut au palais en diligence. «Sais-tu bien, dit le roi en le voyant, pourquoi je te demande ici? – Non, sire, répondit-il, et j’attends que votre majesté daigne m’en instruire. – Je t’ai fait venir, reprit le roi, pour me délivrer de toi en te faisant ôter la vie.»
«Il n’est pas possible d’exprimer quel fut l’étonnement du médecin, lorsqu’il entendit prononcer l’arrêt de sa mort: «Sire, dit-il, quel sujet peut avoir votre majesté de me faire mourir? Quel crime ai-je commis? – J’ai appris de bonne part, répliqua le roi, que tu es un espion, et que tu n’es venu dans ma cour que pour attenter à ma vie; mais pour te prévenir, je veux te ravir la tienne. Frappe, ajouta-t-il au bourreau qui était présent, et me délivre d’un perfide qui ne s’est introduit ici que pour m’assassiner.»
«À cet ordre cruel, le médecin jugea bien que les honneurs et les bienfaits qu’il avait reçus lui avaient suscité des ennemis, et que le faible roi s’était laissé surprendre à leurs impostures. Il se repentait de l’avoir guéri de sa lèpre; mais c’était un repentir hors de saison: «Est-ce ainsi, lui disait-il, que vous me récompensez du bien que je vous ai fait?» Le roi ne l’écouta pas, et ordonna une seconde fois au bourreau de porter le coup mortel. Le médecin eut recours aux prières: «Hélas! sire, s’écria-il, prolongez-moi la vie, Dieu prolongera la vôtre; ne me faites pas mourir, de crainte que Dieu ne vous traite de la même manière!»
Le pêcheur interrompit son discours en cet endroit, pour adresser la parole au génie: «Hé bien! génie, lui dit-il, tu vois que ce qui se passa alors entre le roi grec et le médecin Douban, vient tout à l’heure de se passer entre nous deux.»
«Le roi grec, continua-t-il, au lieu d’avoir égard à la prière que le médecin venait de lui faire, en le conjurant au nom de Dieu, lui repartit avec dureté: «Non, non, c’est une nécessité absolue que je te fasse périr: aussi bien pourrais-tu m’ôter la vie plus subtilement encore que tu ne m’as guéri.» Cependant le médecin, fondant en pleurs, et se plaignant pitoyablement de se voir si mal payé du service qu’il avait rendu au roi, se prépara à recevoir le coup de la mort. Le bourreau lui banda les yeux, lui lia les mains, et se mit en devoir de tirer son sabre.
«Alors les courtisans qui étaient présents, émus de compassion, supplièrent le roi de lui faire grâce, assurant qu’il n’était pas coupable, et répondant de son innocence. Mais le roi fut inflexible, et leur parla de sorte qu’ils n’osèrent lui répliquer.