Un jour Schahriar ayant ordonné une grande chasse à deux journées de sa capitale, dans un pays où il y avait particulièrement beaucoup de cerfs, Schahzenan le pria de le dispenser de l’accompagner, en lui disant que l’état de sa santé ne lui permettait pas d’être de la partie. Le sultan ne voulut pas le contraindre, le laissa en liberté et partit avec toute sa cour pour aller prendre ce divertissement. Après son départ, le roi de la Grande Tartarie, se voyant seul, s’enferma dans son appartement. Il s’assit à une fenêtre qui avait vue sur le jardin. Ce beau lieu et le ramage d’une infinité d’oiseaux qui y faisaient leur retraite, lui auraient donné du plaisir, s’il eût été capable d’en ressentir; mais, toujours déchiré par le souvenir funeste de l’action infâme de la reine, il arrêtait moins souvent ses yeux sur le jardin, qu’il ne les levait au ciel pour se plaindre de son malheureux sort.
Néanmoins, quelque occupé qu’il fût de ses ennuis, il ne laissa pas d’apercevoir un objet qui attira toute son attention. Une porte secrète du palais du sultan s’ouvrit tout à coup, et il en sortit vingt femmes, au milieu desquelles marchait la sultane [3] d’un air qui la faisait aisément distinguer. Cette princesse, croyant que le roi de la Grande Tartarie était aussi à la chasse, s’avança avec fermeté jusque sous les fenêtres de l’appartement de ce prince, qui, voulant par curiosité l’observer, se plaça de manière qu’il pouvait tout voir sans être vu. Il remarqua que les personnes qui accompagnaient la sultane, pour bannir toute contrainte, se découvrirent le visage qu’elles avaient eu couvert jusqu’alors, et quittèrent de longs habits qu’elles portaient par-dessus d’autres plus courts. Mais il fut dans un extrême étonnement de voir que dans cette compagnie, qui lui avait semblé toute composée de femmes, il y avait dix noirs, qui prirent chacun leur maîtresse. La sultane, de son côté, ne demeura pas longtemps sans amant; elle frappa des mains en criant: Masoud! Masoud! et aussitôt un autre noir descendit du haut d’un arbre, et courut à elle avec beaucoup d’empressement.
La pudeur ne me permet pas de raconter tout ce qui se passa entre ces femmes et ces noirs, et c’est un détail qu’il n’est pas besoin de faire; il suffit de dire que Schahzenan en vit assez pour juger que son frère n’était pas moins à plaindre que lui. Les plaisirs de cette troupe amoureuse durèrent jusqu’à minuit. Ils se baignèrent tous ensemble dans une grande pièce d’eau qui faisait un des plus beaux ornements du jardin; après quoi, ayant repris leurs habits, ils rentrèrent par la porte secrète dans le palais du sultan; et Masoud, qui était venu de dehors par-dessus la muraille du jardin, s’en retourna par le même endroit.
Comme toutes ces choses s’étaient passées sous les yeux du roi de la Grande Tartarie, elles lui donnèrent lieu de faire une infinité de réflexions: «Que j’avais peu raison, disait-il, de croire que mon malheur était si singulier! C’est sans doute l’inévitable destinée de tous les maris, puisque le sultan mon frère, le souverain de tant d’états, le plus grand prince du monde, n’a pu l’éviter. Cela étant, quelle faiblesse de me laisser consumer de chagrin! C’en est fait: le souvenir d’un malheur si commun ne troublera plus désormais le repos de ma vie.» En effet, dès ce moment il cessa de s’affliger; et comme il n’avait pas voulu souper qu’il n’eût vu toute la scène qui venait de se jouer sous ses fenêtres, il fit servir alors, mangea de meilleur appétit qu’il n’avait fait depuis son départ de Samarcande, et entendit même avec quelque plaisir un concert agréable de voix et d’instruments dont on accompagna le repas.
Les jours suivants il fut de très-bonne humeur; et lorsqu’il sut que le sultan était de retour, il alla au-devant de lui, et lui fit son compliment d’un air enjoué. Schahriar d’abord ne prit pas garde à ce changement; il ne songea qu’à se plaindre obligeamment de ce que ce prince avait refusé de l’accompagner à la chasse; et sans lui donner le temps de répondre à ses reproches, il lui parla du grand nombre de cerfs et d’autres animaux qu’il avait pris, et enfin du plaisir qu’il avait eu. Schahzenan, après l’avoir écouté avec attention, prit la parole à son tour. Comme il n’avait plus de chagrin qui l’empêchât de faire paraître combien il avait d’esprit, il dit mille choses agréables et plaisantes.
Le sultan, qui s’était attendu à le retrouver dans le même état où il l’avait laissé, fut ravi de le voir si gai: «Mon frère, lui dit-il, je rends grâces au ciel de l’heureux changement qu’il a produit en vous pendant mon absence: j’en ai une véritable joie; mais j’ai une prière à vous faire, et je vous conjure de m’accorder ce que je vais vous demander. – Que pourrais-je vous refuser? répondit le roi de Tartarie. Vous pouvez tout sur Schahzenan. Parlez; je suis dans l’impatience de savoir ce que vous souhaitez de moi. – Depuis que vous êtes dans ma cour, reprit Schahriar, je vous ai vu plongé dans une noire mélancolie, que j’ai vainement tenté de dissiper par toutes sortes de divertissements. Je me suis imaginé que votre chagrin venait de ce que vous étiez éloigné de vos états; j’ai cru même que l’amour y avait beaucoup de part, et que la reine de Samarcande, que vous avez dû choisir d’une beauté achevée, en était peut-être la cause. Je ne sais si je me suis trompé dans ma conjecture; mais je vous avoue que c’est particulièrement pour cette raison que je n’ai pas voulu vous importuner là-dessus, de peur de vous déplaire. Cependant, sans que j’y aie contribué en aucune manière, je vous trouve à mon retour de la meilleure humeur du monde et l’esprit entièrement dégagé de cette noire vapeur qui en troublait tout l’enjouement: dites-moi, de grâce, pourquoi vous étiez si triste, et pourquoi vous ne l’êtes plus.»
À ce discours, le roi de la Grande Tartarie demeura quelque temps rêveur, comme s’il eût cherché ce qu’il avait à y répondre. Enfin il repartit dans ces termes: «Vous êtes mon sultan et mon maître; mais dispensez-moi, je vous supplie, de vous donner la satisfaction que vous me demandez. – Non, mon frère, répliqua le sultan; il faut que vous me l’accordiez: je la souhaite, ne me la refusez pas.» Schahzenan ne put résister aux instances de Schahriar: «Hé bien! mon frère, lui dit-il, je vais vous satisfaire, puisque vous me le commandez.» Alors il lui raconta l’infidélité de la reine de Samarcande; et lorsqu’il en eut achevé le récit: «Voilà, poursuivit-il, le sujet de ma tristesse; jugez si j’avais tort de m’y abandonner. – Ô mon frère! s’écria le sultan d’un ton qui marquait combien il entrait dans le ressentiment du roi de Tartarie, quelle horrible histoire venez-vous de me raconter! Avec quelle impatience je l’ai écoutée jusqu’au bout! Je vous loue d’avoir puni les traîtres qui vous ont fait un outrage si sensible. On ne saurait vous reprocher cette action: elle est juste; et pour moi, j’avouerai qu’à votre place j’aurais eu peut-être moins de modération que vous: je ne me serais pas contenté d’ôter la vie à une seule femme; je crois que j’en aurais sacrifié plus de mille à ma rage. Je ne suis pas étonné de vos chagrins: la cause en était trop vive et trop mortifiante pour n’y pas succomber. Ô ciel, quelle aventure! Non, je crois qu’il n’en est jamais arrivé de semblable à personne qu’à vous. Mais enfin il faut louer Dieu de ce qu’il vous a donné de la consolation; et comme je ne doute pas qu’elle ne soit bien fondée, ayez encore la complaisance de m’en instruire, et faites-moi la confidence entière.»