Il s’avança ensuite jusqu’à la porte, qui était à deux battants, dont l’un était ouvert. Quoiqu’il fût libre d’entrer, il crut néanmoins devoir frapper. Il frappa un coup assez légèrement et attendit quelque temps; mais ne voyant venir personne, il s’imagina qu’on ne l’avait point entendu: c’est pourquoi il frappa un second coup plus fort; mais ne voyant ni n’entendant venir personne, il redoubla: personne ne parut encore. Cela le surprit extrêmement, car il ne pouvait penser qu’un château si bien entretenu fût abandonné: «S’il n’y a personne, disait-il en lui-même, je n’ai rien à craindre; et s’il y a quelqu’un, j’ai de quoi me défendre.»
Enfin le sultan entra, et s’avançant sous le vestibule: «N’y a-t-il personne ici, s’écria-t-il, pour recevoir un étranger qui aurait besoin de se rafraîchir en passant?» Il répéta la même chose deux ou trois fois; mais, quoiqu’il parlât fort haut, personne ne lui répondit. Ce silence augmenta son étonnement. Il passa dans une cour très-spacieuse, et regardant de tous côtés pour voir s’il ne découvrirait point quelqu’un, il n’aperçut pas le moindre être vivant…
Mais, sire, dit Scheherazade en cet endroit, le jour, qui paraît, vient m’imposer silence. – Ah! ma sœur, dit Dinarzade, vous nous laissez au plus bel endroit! – Il est vrai, répondit la sultane; mais, ma sœur, vous en voyez la nécessité. Il ne tiendra qu’au sultan mon seigneur que vous n’entendiez le reste demain. Ce ne fut pas tant pour faire plaisir à Dinarzade que Schahriar laissa vivre encore la sultane, que pour contenter la curiosité qu’il avait d’apprendre ce qui se passerait dans ce château.
XXI NUIT.
Dinarzade ne fut pas paresseuse à réveiller la sultane sur la fin de cette nuit. Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous prie, en attendant le jour, qui va paraître bientôt, de nous raconter ce qui se passa dans ce beau château où vous nous laissâtes hier. Scheherazade reprit aussitôt le conte du jour précédent; et s’adressant toujours à Schahriar: Sire, dit-elle, le sultan ne voyant donc personne dans la cour où il était, entra dans de grandes salles, dont les tapis de pied étaient de soie, les estrades et les sofas couverts d’étoffe de la Mecque, et les portières, des plus riches étoffes des Indes, relevées d’or et d’argent. Il passa ensuite dans un salon merveilleux, au milieu duquel il y avait un grand bassin avec un lion d’or massif à chaque coin. Les quatre lions jetaient de l’eau par la gueule, et cette eau, en tombant, formait des diamants et des perles; ce qui n’accompagnait pas mal un jet d’eau qui, s’élançant du milieu du bassin, allait presque frapper le fond d’un dôme peint à l’arabesque.
Le château, de trois côtés, était environné d’un jardin, que les parterres, les pièces d’eau, les bosquets et mille autres agréments concouraient à embellir; et ce qui achevait de rendre ce lieu admirable, c’était une infinité d’oiseaux, qui y remplissaient l’air de leurs chants harmonieux, et qui y faisaient toujours leur demeure, parce que des filets tendus au-dessus des arbres et du palais les empêchaient d’en sortir.
Le sultan se promena longtemps d’appartement en appartement, où tout lui parut grand et magnifique. Lorsqu’il fut las de marcher, il s’assit dans un cabinet ouvert qui avait vue sur le jardin; et là, rempli de tout ce qu’il avait déjà vu et de tout ce qu’il voyait encore, il faisait des réflexions sur tous ces différents objets, quand tout à coup une voix plaintive, accompagnée de cris lamentables, vint frapper son oreille. Il écouta avec attention, et il entendit distinctement ces tristes paroles: «Ô fortune! qui n’as pu me laisser jouir longtemps d’un heureux sort, et qui m’as rendu le plus infortuné de tous les hommes, cesse de me persécuter, et viens, par une prompte mort, mettre fin à mes douleurs. Hélas! est-il possible que je sois encore en vie après tous les tourments que j’ai soufferts?»
Le sultan, touché de ces pitoyables plaintes, se leva pour aller du côté d’où elles étaient parties. Lorsqu’il fut à la porte d’une grande salle, il ouvrit la portière, et vit un jeune homme bien fait et très-richement vêtu, qui était assis sur un trône un peu élevé de terre. La tristesse était peinte sur son visage. Le sultan s’approcha de lui et le salua. Le jeune homme lui rendit son salut, en lui faisant une inclination de tête fort basse; et comme il ne se levait pas: «Seigneur, dit-il au sultan, je juge bien que vous méritez que je me lève pour vous recevoir et vous rendre tous les honneurs possibles; mais une raison si forte s’y oppose, que vous ne devez pas m’en savoir mauvais gré. – Seigneur, lui répondit le sultan, je vous suis fort obligé de la bonne opinion que vous avez de moi. Quant au sujet que vous avez de ne vous pas lever, quelle que puisse être votre excuse, je la reçois de fort bon cœur. Attiré par vos plaintes, pénétré de vos peines, je viens vous offrir mon secours. Plût à Dieu qu’il dépendît de moi d’apporter du soulagement à vos maux, je m’y emploierais de tout mon pouvoir! Je me flatte que vous voudrez bien me raconter l’histoire de vos malheurs; mais, de grâce, apprenez-moi auparavant ce que signifie cet étang qui est près d’ici, et où l’on voit des poissons de quatre couleurs différentes; ce que c’est que ce château; pourquoi vous vous y trouvez, et d’où vient que vous y êtes seul.» Au lieu de répondre à ces questions, le jeune homme se mit à pleurer amèrement: «Que la fortune est inconstante! s’écria-t-il; elle se plaît à abaisser les hommes qu’elle a élevés. Où sont ceux qui jouissent tranquillement d’un bonheur qu’ils tiennent d’elle, et dont les jours sont toujours purs et sereins?»
Le sultan, touché de compassion de le voir en cet état, le pria très-instamment de lui dire le sujet d’une si grande douleur: «Hélas! seigneur, lui répondit le jeune homme, comment pourrais-je n’être pas affligé? et le moyen que mes yeux ne soient pas des sources intarissables de larmes?» À ces mots; ayant levé sa robe, il fit voir au sultan qu’il n’était homme que depuis la tête jusqu’à la ceinture, et que l’autre moitié de son corps était de marbre noir…
En cet endroit, Scheherazade interrompit son discours pour faire remarquer au sultan des Indes que le jour paraissait. Schahriar fut tellement charmé de ce qu’il venait d’entendre, et il se sentit si fort attendri en faveur de Scheherazade, qu’il résolut de la laisser vivre pendant un mois. Il se leva néanmoins à son ordinaire, sans lui parler de sa résolution.
XXII NUIT.
Dinarzade avait tant d’impatience d’entendre la suite du conte de la nuit précédente, qu’elle appela sa sœur de fort bonne heure: Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie de continuer le merveilleux conte que vous ne pûtes achever hier. – J’y consens, répondit la sultane; écoutez-moi:
Vous jugez bien, poursuivit-elle, que le sultan fut étrangement étonné quand il vit l’état déplorable où était le jeune homme: «Ce que vous me montrez là, lui dit-il, en me donnant de l’horreur, irrite ma curiosité; je brûle d’apprendre votre histoire, qui doit être, sans doute, fort étrange; et je suis persuadé que l’étang et les poissons y ont quelque part: ainsi, je vous conjure de me la raconter; vous y trouverez quelque sorte de consolation, puisqu’il est certain que les malheureux trouvent une espèce de soulagement à conter leurs malheurs. – Je ne veux pas vous refuser cette satisfaction, repartit le jeune homme, quoique je ne puisse vous la donner sans renouveler mes vives douleurs; mais je vous avertis par avance de préparer vos oreilles, votre esprit et vos yeux même à des choses qui surpassent tout ce que l’imagination peut concevoir de plus extraordinaire.»