Schahzenan fit plus de difficulté sur ce point que sur le précédent, à cause de l’intérêt que son frère y avait; mais il fallut céder à ses nouvelles instances: «Je vais donc vous obéir, lui dit-il, puisque vous le voulez absolument. Je crains que mon obéissance ne vous cause plus de chagrins que je n’en ai eu; mais vous ne devez vous en prendre qu’à vous-même, puisque c’est vous qui me forcez à vous révéler une chose que je voudrais ensevelir dans un éternel oubli. – Ce que vous me dites, interrompit Schahriar, ne fait qu’irriter ma curiosité; hâtez-vous de me découvrir ce secret, de quelque nature qu’il puisse être.» Le roi de Tartarie, ne pouvant plus s’en défendre, fit alors le détail de tout ce qu’il avait vu du déguisement des noirs, de l’emportement de la sultane et de ses femmes, et il n’oublia pas Masoud: «Après avoir été témoin de ces infamies, continua-t-il, je pensai que toutes les femmes y étaient naturellement portées, et qu’elles ne pouvaient résister à leur penchant. Prévenu de cette opinion, il me parut que c’était une grande faiblesse à un homme d’attacher son repos à leur fidélité. Cette réflexion m’en fit faire beaucoup d’autres; et enfin je jugeai que je ne pouvais prendre un meilleur parti que de me consoler. Il m’en a coûté quelques efforts; mais j’en suis venu à bout; et si vous m’en croyez, vous suivrez mon exemple.»
Quoique ce conseil fût judicieux, le sultan ne put le goûter. Il entra même en fureur: «Quoi! dit-il, la sultane des Indes est capable de se prostituer d’une manière si indigne! Non, mon frère, ajouta-t-il, je ne puis croire ce que vous me dites, si je ne le vois de mes propres yeux. Il faut que les vôtres vous aient trompé; la chose est assez importante pour mériter que j’en sois assuré par moi-même. – Mon frère, répondit Schahzenan, si vous voulez en être témoin, cela n’est pas fort difficile: vous n’avez qu’à faire une nouvelle partie de chasse; quand nous serons hors de la ville avec votre cour et la mienne, nous nous arrêterons sous nos pavillons, et la nuit nous reviendrons tous deux seuls dans mon appartement. Je suis assuré que le lendemain vous verrez ce que j’ai vu.» Le sultan approuva le stratagème, et ordonna aussitôt une nouvelle chasse; de sorte que dès le même jour, les pavillons furent dressés au lieu désigné.
Le jour suivant les deux princes partirent avec toute leur suite. Ils arrivèrent où ils devaient camper, et ils y demeurèrent jusqu’à la nuit. Alors Schahriar appela son grand vizir, et, sans lui découvrir son dessein, lui commanda de tenir sa place pendant son absence, et de ne pas permettre que personne sortît du camp, pour quelque sujet que ce pût être. D’abord qu’il eut donné cet ordre, le roi de la Grande Tartarie et lui montèrent à cheval, passèrent incognito au travers du camp, rentrèrent dans la ville et se rendirent au palais qu’occupait Schahzenan. Ils se couchèrent; et le lendemain, de bon matin, ils s’allèrent placer à la fenêtre d’où le roi de Tartarie avait vu la scène des noirs. Ils jouirent quelque temps de la fraîcheur; car le soleil n’était pas encore levé; et en s’entretenant, ils jetaient souvent les yeux du côté de la porte secrète. Elle s’ouvrit enfin; et, pour dire le reste en peu de mots, la sultane parut avec ses femmes et les dix noirs déguisés; elle appela Masoud; et le sultan en vit plus qu’il n’en fallait pour être pleinement convaincu de sa honte et de son malheur: «Ô Dieu! s’écria-t-il, quelle indignité! quelle horreur! L’épouse d’un souverain tel que moi peut-elle être capable de cette infamie? Après cela quel prince osera se vanter d’être parfaitement heureux? Ah! mon frère, poursuivit-il en embrassant le roi de Tartarie, renonçons tous deux au monde; la bonne foi en est bannie: s’il flatte d’un côté, il trahit de l’autre. Abandonnons nos états et tout l’éclat qui nous environne. Allons dans des royaumes étrangers traîner une vie obscure et cacher notre infortune.» Schahzenan n’approuvait pas cette résolution; mais il n’osa la combattre dans l’emportement où il voyait Schahriar. «Mon frère, lui dit-il, je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre; je suis prêt à vous suivre partout où il vous plaira; mais promettez-moi que nous reviendrons, si nous pouvons rencontrer quelqu’un qui soit plus malheureux que nous. – Je vous le promets, répondit le sultan; mais je doute fort que nous trouvions personne qui le puisse être. – Je ne suis pas de votre sentiment là-dessus, répliqua le roi de Tartarie; peut-être même ne voyagerons-nous pas longtemps.» En disant cela, ils sortirent secrètement du palais, et prirent un autre chemin que celui par où ils étaient venus. Ils marchèrent tant qu’ils eurent du jour assez pour se conduire, et passèrent la première nuit sous des arbres. S’étant levés dès le point du jour, ils continuèrent leur marche jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à une belle prairie sur le bord de la mer, où il y avait, d’espace en espace, de grands arbres fort touffus. Ils s’assirent sous un de ces arbres pour se délasser et pour y prendre le frais. L’infidélité des princesses leurs femmes fit le sujet de leur conversation.
Il n’y avait pas longtemps qu’ils s’entretenaient, lorsqu’ils entendirent assez près d’eux un bruit horrible du côté de la mer, et des cris effroyables qui les remplirent de crainte: alors la mer s’ouvrit, et il s’en éleva comme une grosse colonne noire qui semblait s’aller perdre dans les nues. Cet objet redoubla leur frayeur; ils se levèrent promptement, et montèrent au haut de l’arbre qui leur parut le plus propre à les cacher. Ils y furent à peine montés, que, regardant vers l’endroit d’où le bruit partait et où la mer s’était entr’ouverte, ils remarquèrent que la colonne noire s’avançait vers le rivage en fendant l’eau. Ils ne purent dans le moment démêler ce que ce pouvait être; mais ils en furent bientôt éclaircis.
C’était un de ces génies [4] qui sont malins, malfaisants, et ennemis mortels des hommes: il était noir et hideux, avait la forme d’un géant d’une hauteur prodigieuse, et portait sur sa tête une grande caisse de verre, fermée à quatre serrures d’acier fin. Il entra dans la prairie avec cette charge, qu’il vint poser justement au pied de l’arbre où étaient les deux princes, qui, connaissant l’extrême péril où ils se trouvaient, se crurent perdus.
Cependant le génie s’assit auprès de la caisse; et l’ayant ouverte avec quatre clefs qui étaient attachées à sa ceinture, il en sortit aussitôt une dame très-richement habillée, d’une taille majestueuse et d’une beauté parfaite. Le monstre la fit asseoir à ses côtés; et la regardant amoureusement: «Dame, dit-il, la plus accomplie de toutes les dames qui sont admirées pour leur beauté, charmante personne, vous que j’ai enlevée le jour de vos noces, et que j’ai toujours aimée depuis si constamment, vous voudrez bien que je dorme quelques moments près de vous; le sommeil, dont je me sens accablé, m’a fait venir en cet endroit pour prendre un peu de repos.» En disant cela, il laissa tomber sa grosse tête sur les genoux de la dame; ensuite, ayant allongé ses pieds, qui s’étendaient jusqu’à la mer, il ne tarda pas à s’endormir, et il ronfla bientôt de manière qu’il fit retentir le rivage.
La dame alors leva la vue par hasard, et apercevant les princes au haut de l’arbre, elle leur fit signe de la main de descendre sans faire de bruit. Leur frayeur fut extrême quand ils se virent découverts. Ils supplièrent la dame, par d’autres signes, de les dispenser de lui obéir; mais elle, après avoir ôté doucement de dessus ses genoux la tête du génie, et l’avoir posée légèrement à terre, se leva et leur dit d’un ton de voix bas, mais animé: «Descendez, il faut absolument que vous veniez à moi.» Ils voulurent vainement lui faire comprendre encore par leurs gestes qu’ils craignaient le génie.» Descendez donc, leur répliqua-t-elle sur le même ton; si vous ne vous hâtez de m’obéir, je vais l’éveiller, et je lui demanderai moi-même votre mort.»