Ces paroles intimidèrent tellement les princes, qu’ils commencèrent à descendre avec toutes les précautions possibles pour ne pas éveiller le génie. Lorsqu’ils furent en bas, la dame les prit par la main; et, s’étant un peu éloignée avec eux sous les arbres, elle leur fit librement une proposition très-vive; ils la rejetèrent d’abord; mais elle les obligea, par de nouvelles menaces, à l’accepter. Après qu’elle eut obtenu d’eux ce qu’elle souhaitait, ayant remarqué qu’ils avaient chacun une bague au doigt, elle les leur demanda. Sitôt qu’elle les eut entre les mains, elle alla prendre une boîte du paquet où était sa toilette; elle en tira un fil garni d’autres bagues de toutes sortes de façons, et le leur montrant: «Savez-vous bien, dit-elle, ce que signifient ces joyaux? – Non, répondirent-ils; mais il ne tiendra qu’à vous de nous l’apprendre. – Ce sont, reprit-elle, les bagues de tous les hommes à qui j’ai fait part de mes faveurs; il y en a quatre-vingt-dix-huit bien comptées, que je garde pour me souvenir d’eux. Je vous ai demandé les vôtres pour la même raison, et afin d’avoir la centaine accomplie: voilà donc, continua-t-elle, cent amants que j’ai eus jusqu’à ce jour, malgré la vigilance et les précautions de ce vilain génie qui ne me quitte pas. Il a beau m’enfermer dans cette caisse de verre, et me tenir cachée au fond de la mer, je ne laisse pas de tromper ses soins. Vous voyez par là que quand une femme a formé un projet, il n’y a point de mari ni d’amant qui puisse en empêcher l’exécution. Les hommes feraient mieux de ne pas contraindre les femmes; ce serait le moyen de les rendre sages.» La dame, leur ayant parlé de la sorte, passa leurs bagues dans le même fil où étaient enfilées les autres. Elle s’assit ensuite comme auparavant, souleva la tête du génie, qui ne se réveilla point, la remit sur ses genoux, et fit signe aux princes de se retirer.
Ils reprirent le chemin par où ils étaient venus; et lorsqu’ils eurent perdu de vue la dame et le génie, Schahriar dit à Schahzenan: «Hé bien! mon frère, que pensez-vous de l’aventure qui vient de nous arriver? Le génie n’a-t-il pas une maîtresse bien fidèle? Et ne convenez-vous pas que rien n’est égal à la malice des femmes? – Oui, mon frère, répondit le roi de la Grande Tartarie. Et vous devez aussi demeurer d’accord que le génie est plus à plaindre et plus malheureux que nous. C’est pourquoi, puisque nous avons trouvé ce que nous cherchions, retournons dans nos états, et que cela ne nous empêche pas de nous marier. Pour moi, je sais par quel moyen je prétends que la foi qui m’est due me soit inviolablement conservée. Je ne veux pas m’expliquer présentement là-dessus; mais vous en apprendrez un jour des nouvelles, et je suis sûr que vous suivrez mon exemple.» Le sultan fut de l’avis de son frère; et continuant tous deux de marcher, ils arrivèrent au camp sur la fin de la nuit du troisième jour qu’ils étaient partis.
La nouvelle du retour du sultan s’y étant répandue, les courtisans se rendirent de grand matin devant son pavillon. Il les fit entrer, les reçut d’un air plus riant qu’à l’ordinaire, et leur fit à tous des gratifications. Après quoi, leur ayant déclaré qu’il ne voulait pas aller plus loin, il leur commanda de monter à cheval, et il retourna bientôt à son palais.
À peine fut-il arrivé, qu’il courut à l’appartement de la sultane. Il la fit lier devant lui, et la livra à son grand vizir, avec ordre de la faire étrangler; ce que ce ministre exécuta, sans s’informer quel crime elle avait commis. Le prince irrité n’en demeura pas là: il coupa la tête de sa propre main à toutes les femmes de la sultane. Après ce rigoureux châtiment, persuadé qu’il n’y avait pas une femme sage, pour prévenir les infidélités de celles qu’il prendrait à l’avenir, il résolut d’en épouser une chaque nuit, et de la faire étrangler le lendemain. S’étant imposé cette loi cruelle, il jura qu’il l’observerait immédiatement après le départ du roi de Tartarie, qui prit bientôt congé de lui, et se mit en chemin, chargé de présents magnifiques.
Schahzenan étant parti, Schahriar ne manqua pas d’ordonner à son grand vizir de lui amener la fille d’un de ses généraux d’armée. Le vizir obéit. Le sultan coucha avec elle; et le lendemain, en la lui remettant entre les mains pour la faire mourir, il lui commanda de lui en chercher une autre pour la nuit suivante. Quelque répugnance qu’eût le vizir à exécuter de semblables ordres, comme il devait au sultan son maître une obéissance aveugle, il était obligé de s’y soumettre. Il lui mena donc la fille d’un officier subalterne, qu’on fit aussi mourir le lendemain. Après celle-là, ce fut la fille d’un bourgeois de la capitale; et enfin, chaque jour c’était une fille mariée et une femme morte.
Le bruit de cette inhumanité sans exemple causa une consternation générale dans la ville. On n’y entendait que des cris et des lamentations: ici c’était un père en pleurs qui se désespérait de la perte de sa fille; et là c’étaient de tendres mères, qui, craignant pour les leurs la même destinée, faisaient par avance retentir l’air de leurs gémissements. Ainsi, au lieu des louanges et des bénédictions que le sultan s’était attirées jusqu’alors, tous ses sujets ne faisaient plus que des imprécations contre lui.
Le grand vizir, qui, comme on l’a déjà dit, était malgré lui le ministre d’une si horrible injustice, avait deux filles, dont l’aînée s’appelait Scheherazade, et la cadette Dinarzade.
Cette dernière ne manquait pas de mérite; mais l’autre avait un courage au-dessus de son sexe, de l’esprit infiniment, avec une pénétration admirable. Elle avait beaucoup de lecture et une mémoire si prodigieuse, que rien ne lui avait échappé de tout ce qu’elle avait lu. Elle s’était heureusement appliquée à la philosophie, à la médecine, à l’histoire et aux arts; et elle faisait des vers mieux que les poètes les plus célèbres de son temps. Outre cela, elle était pourvue d’une beauté extraordinaire; et une vertu trèssolide couronnait toutes ses belles qualités.
Le vizir aimait passionnément une fille si digne de sa tendresse. Un jour qu’ils s’entretenaient tous deux ensemble, elle lui dit: «Mon père, j’ai une grâce à vous demander; je vous supplie très-humblement de me l’accorder. – Je ne vous la refuse pas, répondit-il, pourvu qu’elle soit juste et raisonnable. – Pour juste, répliqua Scheherazade, elle ne peut l’être davantage, et vous en pouvez juger par le motif qui m’oblige à vous la demander. J’ai dessein d’arrêter le cours de cette barbarie que le sultan exerce sur les familles de cette ville. Je veux dissiper la juste crainte que tant de mères ont de perdre leurs filles d’une manière si funeste. – Votre intention est fort louable, ma fille, dit le vizir; mais le mal auquel vous voulez remédier me paraît sans remède. Comment prétendez-vous en venir à bout? – Mon père, repartit Scheherazade, puisque par votre entremise le sultan célèbre chaque jour un nouveau mariage, je vous conjure, par la tendre affection que vous avez pour moi, de me procurer l’honneur de sa couche.» Le vizir ne put entendre ce discours sans horreur: «Ô Dieu! interrompit-il avec transport. Avez-vous perdu l’esprit, ma fille? Pouvez-vous me faire une prière si dangereuse? Vous savez que le sultan a fait serment sur son âme de ne coucher qu’une seule nuit avec la même femme et de lui faire ôter la vie le lendemain, et vous voulez que je lui propose de vous épouser? Songez-vous bien à quoi vous expose votre zèle indiscret? – Oui, mon père, répondit cette vertueuse fille, je connais tout le danger que je cours, et il ne saurait m’épouvanter. Si je péris, ma mort sera glorieuse; et si je réussis dans mon entreprise, je rendrai à ma patrie un service important. – Non, dit le vizir, quoi que vous puissiez me représenter, pour m’intéresser à vous permettre de vous jeter dans cet affreux péril, ne vous imaginez pas que j’y consente. Quand le sultan m’ordonnera de vous enfoncer le poignard dans le sein, hélas! il faudra bien que je lui obéisse: quel triste emploi pour un père! Ah! si vous ne craignez point la mort, craignez du moins de me causer la douleur mortelle de voir ma main teinte de votre sang. – Encore une fois, mon père, dit Scheherazade, accordez-moi la grâce que je vous demande. – Votre opiniâtreté, repartit le vizir, excite ma colère. Pourquoi vouloir vous-même courir à votre perte? Qui ne prévoit pas la fin d’une entreprise dangereuse n’en saurait sortir heureusement. Je crains qu’il ne vous arrive ce qui arriva à l’âne, qui était bien, et qui ne put s’y tenir. – Quel malheur arriva-t-il à cet âne? reprit Scheherazade. – Je vais vous le dire, répondit le vizir; écoutez-moi: