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Quand il fut devant le juge de police: «Seigneur, lui dit-il, ce musulman que vous voulez faire pendre n’a pas mérité la mort: c’est moi seul qui suis criminel. Hier, pendant la nuit, un homme et une femme, que je ne connais pas, vinrent frapper à ma porte avec un malade qu’ils m’amenaient: ma servante alla ouvrir sans lumière et reçut d’eux une pièce d’argent pour me venir dire de leur part de prendre la peine de descendre pour voir le malade. Pendant qu’elle me parlait, ils apportèrent le malade au haut de l’escalier et puis disparurent. Je descendis sans attendre que ma servante eût allumé une chandelle, et, dans l’obscurité, venant à donner du pied contre le malade, je le fis rouler jusqu’au bas de l’escalier; enfin je vis qu’il était mort et que c’était le musulman bossu dont on veut aujourd’hui venger le trépas. Nous prîmes le cadavre, ma femme et moi, nous le portâmes sur notre toit, d’où nous passâmes sur celui du pourvoyeur, notre voisin, que vous alliez faire mourir injustement, et nous le descendîmes dans sa chambre par la cheminée. Le pourvoyeur l’ayant trouvé chez lui, l’a traité comme un voleur, l’a frappé, et a cru l’avoir tué; mais cela n’est pas, comme vous le voyez par ma déposition. Je suis donc le seul auteur du meurtre, et, quoique je le sois contre mon intention, j’ai résolu d’expier mon crime pour n’avoir pas à me reprocher la mort de deux musulmans en souffrant que vous ôtiez la vie, au pourvoyeur du sultan, dont je viens de vous révéler l’innocence. Renvoyez-le donc, s’il vous plaît, et me mettez à sa place, puisque personne que moi n’est cause de la mort du bossu.»

La sultane Scheherazade fut obligée d’interrompre son récit en cet endroit, parce qu’elle remarqua qu’il était jour. Schahriar se leva, et le lendemain, ayant témoigné qu’il souhaitait d’apprendre la suite de l’histoire du bossu, Scheherazade satisfit ainsi sa curiosité:

CIV NUIT.

Sire, dit-elle, dès que le juge de police lut persuadé que le médecin juif était le meurtrier, il ordonna au bourreau de se saisir de sa personne et de mettre en liberté le pourvoyeur du sultan. Le médecin avait déjà la corde au cou et allait cesser de vivre, quand on entendit la voix du tailleur, qui priait le bourreau de ne pas passer plus avant, et qui faisait ranger le peuple pour s’avancer vers le lieutenant de police, devant lequel étant arrivé: «Seigneur, lui dit-il, peu s’en est fallu que vous n’ayez fait perdre la vie à trois personnes innocentes; mais si vous voulez bien avoir la patience de m’entendre, vous allez connaître le véritable assassin du bossu. Si sa mort doit être expiée par une autre, c’est par la mienne. Hier, vers la fin du jour, comme je travaillais dans ma boutique et que j’étais en humeur de me réjouir, le bossu, à demi ivre, arriva et s’assit. Il chanta quelque temps, et je lui proposai de venir passer la soirée chez moi. Il y consentit, et je l’emmenai. Nous nous mîmes à table, je lui servis un morceau de poisson: en le mangeant, une arête ou un os s’arrêta dans son gosier, et quelque chose que nous pûmes faire, ma femme et moi, pour le soulager, il mourut en peu de temps. Nous fûmes fort affligés de sa mort, et, de peur d’en être repris, nous portâmes le cadavre à la porte du médecin juif. Je frappai, et je dis à la servante qui vint ouvrir de remonter promptement et de prier son maître, de notre part, de descendre pour voir un malade que nous lui amenions; et, afin qu’il ne refusât pas de venir, je la chargeai de lui remettre en main propre une pièce d’argent que je lui donnai. Dès qu’elle fut remontée, je portai le bossu au haut de l’escalier, sur la première marche, et nous sortîmes aussitôt, ma femme et moi, pour nous retirer chez nous. Le médecin, en voulant descendre, fit rouler le bossu, ce qui lui a fait croire qu’il était cause de sa mort. Puisque cela est ainsi, ajouta-t-il, laissez aller le médecin et me faites mourir.»

Le lieutenant de police et tous les spectateurs ne pouvaient assez admirer les étranges événements dont la mort du bossu avait été suivie. «Lâche donc le médecin juif, dit le juge au bourreau, et pends le tailleur puisqu’il confesse son crime. Il faut avouer que cette histoire est bien extraordinaire et qu’elle mérite d’être écrite en lettres d’or.» Le bourreau ayant mis en liberté le médecin, passa une corde au cou du tailleur. Mais, sire, dit Scheherazade en s’interrompant en cet endroit, je vois qu’il est déjà jour; il faut, s’il vous plaît, remettre la suite de cette histoire à demain. Le sultan des Indes y consentit, et se leva pour aller à ses fonctions ordinaires.

CV NUIT.

La sultane, ayant été réveillée par sa sœur, reprit ainsi la parole: Sire, pendant que le bourreau se préparait à pendre le tailleur, le sultan de Casgar, qui ne pouvait se passer longtemps du bossu, son bouffon, ayant demandé à le voir, un de ses officiers lui dit: «Sire, le bossu dont votre majesté est en peine, après s’être enivré hier, s’échappa du palais, contre sa coutume, pour aller courir par la ville, et il s’est trouvé mort ce matin. On a conduit devant le juge de police un homme accusé de l’avoir tué, et aussitôt le juge a fait dresser une potence. Comme on allait pendre l’accusé, un homme est arrivé, et après celui-là un autre, qui s’accusent eux-mêmes et se déchargent l’un l’autre. Il y a longtemps que cela dure, et le lieutenant de police est actuellement occupé à interroger un troisième homme qui se dit le véritable assassin.»

À ce discours, le sultan de Casgar envoya un huissier au lieu du supplice. «Allez, lui dit-il, en toute diligence, dire au juge de police qu’il m’amène incessamment les accusés, et qu’on m’apporte aussi le corps du pauvre bossu, que je veux voir encore une fois.» L’huissier partit, et arrivant dans le temps que le bourreau commençait à tirer la corde pour pendre le tailleur, il cria de toute sa force que l’on eût à suspendre l’exécution. Le bourreau ayant reconnu l’huissier, n’osa passer outre et lâcha le tailleur. Après cela, l’huissier ayant joint le lieutenant de police, lui déclara la volonté du sultan. Le juge obéit, prit le chemin du palais avec le tailleur, le médecin juif, le pourvoyeur et le marchand chrétien, et fit porter par quatre de ses gens le corps du bossu.

Lorsqu’ils furent tous devant le sultan, le juge de police se prosterna aux pieds de ce prince, et, quand il fut relevé, lui raconta fidèlement tout ce qu’il savait de l’histoire du bossu. Le sultan la trouva si singulière qu’il ordonna à son historiographe particulier de l’écrire avec toutes ses circonstances; puis, s’adressant à toutes les personnes qui étaient présentes: «Avez-vous jamais, leur dit-il, rien entendu de plus surprenant que ce qui vient d’arriver à l’occasion du bossu, mon bouffon?» Le marchand chrétien, après s’être prosterné jusqu’à toucher la terre de son front, prit alors la parole: «Puissant monarque, dit-il, je sais une histoire plus étonnante que celle dont on vient de vous faire le récit; je vais vous la raconter si votre majesté veut m’en donner la permission. Les circonstances en sont telles qu’il n’y a personne qui puisse les entendre sans en être touché.» Le sultan lui permit de la dire, ce qu’il fit en ces termes:

HISTOIRE QUE RACONTA LE MARCHAND CHRÉTIEN.

«Sire, avant que je m’engage dans le récit que votre majesté consent que je lui fasse, je lui ferai remarquer, s’il lui plaît, que je n’ai pas l’honneur d’être né dans un endroit qui relève de son empire: je suis étranger, natif du Caire en Égypte, Copte de nation et chrétien de religion. Mon père était courtier, et il avait amassé des biens assez considérables qu’il me laissa en mourant. Je suivis son exemple et embrassai sa profession. Comme j’étais un jour au Caire, dans le logement public des marchands de toutes sortes de grains, un jeune marchand très-bien fait et proprement vêtu, monté sur un âne, vint m’aborder; il me salua, et ouvrant un mouchoir où il y avait une montre [48] de sésame: «Combien vaut, me dit-il, la grande mesure de sésame de la qualité de celui que vous voyez?»

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[48] Échantillon, morceau de quelque chose qui est à vendre, et dont on veut faire voir la qualité.