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CXIII NUIT.

Sire, le marchand chrétien continuant de parler au sultan de Casgar, poursuivit de cette manière: «Je n’attendis pas longtemps dans le salon, me dit le jeune homme; la dame que j’aimais y arriva bientôt, fort parée de perles et de diamants, mais plus brillante encore par l’éclat de ses yeux que par celui de ses pierreries. Sa taille, qui n’était plus cachée par son habillement de ville, me parut la plus fine et la plus avantageuse du monde. Je ne vous parlerai point de la joie que nous eûmes de nous revoir, car c’est une chose que je ne pourrais que faiblement exprimer. Je vous dirai seulement qu’après les premiers compliments, nous nous assîmes tous deux sur un sofa où nous nous entretînmes avec toute la satisfaction imaginable. On nous servit ensuite les mets les plus délicats et les plus exquis. Nous nous mîmes à table, et après le repas nous nous remîmes à nous entretenir jusqu’à la nuit. Alors on nous apporta d’excellent vin et des fruits propres à exciter à boire, et nous bûmes au son des instruments que les esclaves accompagnèrent de leurs voix. La dame du logis chanta elle-même et acheva par ses chansons de m’attendrir et de me rendre le plus passionné de tous les amants. Enfin je passai la nuit à goûter toutes sortes de plaisirs.

«Le lendemain matin, après avoir mis adroitement sous le chevet du lit la bourse et les cinquante pièces d’or que j’avais apportées, je dis adieu à la dame, qui me demanda quand je la reverrais: «Madame, lui répondis-je, je vous promets de revenir ce soir.» Elle parut ravie de ma réponse, me conduisit jusqu’à la porte, et, en nous séparant, elle me conjura de tenir ma promesse.

«Le même homme qui m’avait amené m’attendait avec son âne. Je montai dessus et revins au khan de Mesrour. En renvoyant l’homme, je lui dis que je ne le payais pas afin qu’il me vînt reprendre l’après-dînée à l’heure que je lui marquai.

«D’abord que je fus de retour dans mon logement, mon premier soin fut de faire acheter un bon agneau et plusieurs sortes de gâteaux que j’envoyai à la dame par un porteur. Je m’occupai ensuite d’affaires sérieuses jusqu’à ce que le maître de l’âne fût arrivé. Alors je partis avec lui et me rendis chez la dame qui me reçut avec autant de joie que le jour précédent, et me fit un régal aussi magnifique que le premier.

«En la quittant le lendemain, je lui laissai encore une bourse de cinquante pièces d’or, et je revins au khan de Mesrour…» À ces mots, Scheherazade ayant aperçu le jour en avertit le sultan des Indes qui se leva sans lui rien dire. Sur la fin de la nuit suivante, elle reprit ainsi la suite de l’histoire commencée:

CXIV NUIT.

Le marchand chrétien parlant toujours au sultan de Casgar: «Le jeune homme de Bagdad, dit-il, poursuivit son histoire dans ces termes: «Je continuai de voir la dame tous les jours et de lui laisser chaque jour une bourse de cinquante pièces d’or, et cela dura jusqu’à ce que les marchands à qui j’avais donné mes marchandises à vendre, et que je voyais régulièrement deux fois la semaine, ne me durent plus rien: enfin je me trouvai sans argent et sans espérance d’en avoir.

«Dans cet état affreux, et prêt à m’abandonner à mon désespoir, je sortis du khan sans savoir ce que je faisais, et m’en allai du côté du château où il y avait un grand nombre de peuple assemblé pour voir un spectacle que donnait le sultan d’Égypte. Lorsque je fus arrivé dans le lieu où était tout ce monde, je me mêlai parmi la foule et me trouvai par hasard près d’un cavalier bien monté et fort proprement habillé, qui avait à l’arçon de sa selle un sac à demi ouvert d’où sortait un cordon de soie verte. En mettant la main sur le sac, je jugeai que le cordon devait être celui d’une bourse qui était dedans. Pendant que je faisais ce jugement, il passa de l’autre côté du cavalier un porteur chargé de bois, et il passa si près que le cavalier fut obligé de se tourner vers lui pour empêcher que le bois ne le touchât et ne déchirât son habit. En ce moment le démon me tenta: je pris le cordon d’une main, et m’aidant de l’autre à élargir le sac, je tirai la bourse sans que personne s’en aperçut. Elle était pesante, et je ne doutai point qu’il n’y eût dedans de l’or ou de l’argent.

«Quand le porteur fut passé, le cavalier, qui avait apparemment quelque soupçon de ce que j’avais fait pendant qu’il avait la tête tournée, mit aussitôt la main dans son sac, et, n’y trouvant pas sa bourse, me donna un si grand coup de sa hache d’armes qu’il me renversa par terre. Tous ceux qui furent témoins de cette violence en furent touchés, et quelques-uns mirent la main sur la bride du cheval pour arrêter le cavalier et lui demander pour quel sujet il m’avait frappé; s’il lui était permis de maltraiter ainsi un musulman. «De quoi vous mêlez-vous, leur répondit-il d’un ton brusque; je ne l’ai pas fait sans raison: c’est un voleur.» À ces paroles, je me relevai, et, à mon air, chacun prenant mon parti, s’écria qu’il était un menteur, qu’il n’était pas croyable qu’un jeune homme tel que moi eût commis la méchante action qu’il m’imputait; enfin ils soutenaient que j’étais innocent; et tandis qu’ils retenaient son cheval pour favoriser mon évasion, par malheur pour moi, le lieutenant de police suivi de ses gens passa par là; voyant tant de monde assemblé autour du cavalier et de moi, il s’approcha et demanda ce qui était arrivé. Il n’y eut personne qui n’accusât le cavalier de m’avoir maltraité injustement, sous prétexte de l’avoir volé.

«Le lieutenant de police ne s’arrêta pas à tout ce qu’on lui disait. Il demanda au cavalier s’il ne soupçonnait pas quelque autre que moi de l’avoir volé. Le cavalier répondit que non, et lui dit les raisons qu’il avait de croire qu’il ne se trompait pas dans ses soupçons. Le lieutenant de police, après l’avoir écouté, ordonna à ses gens de m’arrêter et de me fouiller, ce qu’ils se mirent en devoir d’exécuter aussitôt; et l’un d’entre eux m’ayant ôté la bourse, la montra publiquement. Je ne pus soutenir cette honte, j’en tombai évanoui. Le lieutenant de police se fit apporter la bourse.»

Mais sire, voilà le jour, dit Scheherazade en se reprenant; si votre majesté veut bien encore me laisser vivre jusqu’à demain, elle entendra la suite de cette histoire. Schahriar, qui n’avait pas un autre dessein, se leva sans lui répondre, et alla remplir ses devoirs.

CXV NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, la sultane adressa ainsi la parole à Schahriar: Sire, le jeune homme de Bagdad poursuivant son histoire: «Lorsque le lieutenant de police, dit-il, eut la bourse entre les mains, il demanda au cavalier si elle était à lui et combien il y avait mis d’argent. Le cavalier la reconnut pour celle qui lui avait été prise, et assura qu’il y avait dedans vingt sequins. Le juge l’ouvrit, et après y avoir effectivement trouvé vingt sequins, il la lui rendit. Aussitôt il me fit venir devant lui. «Jeune homme, me dit-il, avouez-moi la vérité. Est-ce vous qui avez pris la bourse de ce cavalier? N’attendez pas que j’emploie les tourments pour vous le faire confesser.» Alors, baissant les yeux, je dis en moi-même: «Si je nie le fait, la bourse dont on m’a trouvé saisi me fera passer pour un menteur.» Ainsi, pour éviter un double châtiment, je levai la tête et confessai que c’était moi. Je n’eus pas plus tôt fait cet aveu que le lieutenant de police, après avoir pris des témoins, commanda qu’on me coupât la main, et la sentence fut exécutée sur-le-champ, ce qui excita la pitié de tous les spectateurs: je remarquai même sur le visage du cavalier qu’il n’en était pas moins touché que les autres. Le lieutenant de police voulait encore me faire couper un pied; mais je suppliai le cavalier de demander ma grâce: il la demanda et l’obtint.