«À ce discours, malgré ma colère, je ne pus m’empêcher de rire. «Aurez-vous donc bientôt achevé, babillard importun? m’écriai-je, et voulez-vous commencer à me raser?»
En cet endroit Scheherazade cessa de poursuivre l’histoire du boiteux de Bagdad, parce qu’elle aperçut le jour; mais la nuit suivante elle en reprit ainsi la suite:
CXXXIX NUIT.
Le jeune boiteux continuant son histoire: «Seigneur, me répliqua le barbier, vous me faites une injure en m’appelant babillard: tout le monde, au contraire, me donne l’honorable titre de silencieux. J’avais six frères que vous auriez pu avec raison appeler babillards, et afin que vous les connaissiez, l’aîné se nommait Bacbouc, le second Bakbarah, le troisième Bakbac, le quatrième Alcouz, le cinquième Alnaschar, et le sixième Schacabac. C’étaient des discoureurs importuns; mais moi qui suis leur cadet, je suis grave et concis dans mes discours.»
«De grâce, mes seigneurs, mettez-vous à ma place: quel parti pouvais-je prendre en me voyant si cruellement assassiné? «Donnez-lui trois pièces d’or, dis-je à celui de mes esclaves qui faisait la dépense de ma maison; qu’il s’en aille et me laisse en repos; je ne veux plus me faire raser aujourd’hui. – Seigneur, me dit alors le barbier, qu’entendez-vous, s’il vous plaît, par ce discours? Ce n’est pas moi qui suis venu vous chercher, c’est vous qui m’avez fait venir; et cela étant ainsi, je jure, foi de musulman, que je ne sortirai point de chez vous que je ne vous aie rasé. Si vous ne connaissez pas ce que je vaux, ce n’est pas ma faute. Feu monsieur votre père me rendait plus de justice. Toutes les fois qu’il m’envoyait quérir pour lui tirer du sang, il me faisait asseoir auprès de lui, et alors c’était un charme d’entendre les belles choses dont je l’entretenais. Je le tenais dans une admiration continuelle; je l’enlevais, et quand j’avais achevé: «Ah! s’écriait-il, vous êtes une source inépuisable de sciences! personne n’approche de la profondeur de votre savoir. – Mon cher seigneur, lui répondais-je, vous me faites plus d’honneur que je ne mérite. Si je dis quelque chose de beau, j’en suis redevable à l’audience favorable que vous avez la bonté de me donner: ce sont vos libéralités qui m’inspirent toutes ces pensées sublimes qui ont le bonheur de vous plaire. Un jour qu’il était charmé d’un discours admirable que je venais de lui faire:
«Qu’on lui donne, dit-il, cent pièces d’or, et qu’on le revêtisse d’une de mes plus riches robes.» Je reçus ce présent sur-le-champ; aussitôt je tirai son horoscope, et je le trouvai le plus heureux du monde. Je poussai même encore plus loin la reconnaissance, car je lui tirai du sang avec les ventouses.»
«Il n’en demeura pas là: il enfila un autre discours qui dura une grosse demi-heure. Fatigué de l’entendre et chagrin de voir que le temps s’écoulait sans que j’en fusse plus avancé, je ne savais plus que lui dire. «Non, m’écriai-je, il n’est pas possible qu’il y ait au monde un autre homme qui se fasse comme vous un plaisir de faire enrager les gens.»
La clarté du jour, qui se faisait voir dans l’appartement de Schahriar, obligea Scheherazade à s’arrêter en cet endroit. Le lendemain elle continua son récit de cette manière:
CXL NUIT.
«Je crus, dit le jeune boiteux de Bagdad, que je réussirais mieux en prenant le barbier par la douceur. «Au nom de Dieu, lui dis-je, laissez là tous vos beaux discours, et m’expédiez promptement; une affaire de la dernière importance m’appelle hors de chez moi, comme je vous l’ai déjà dit.» À ces mots il se mit à rire: «Ce serait une chose bien louable, dit-il, si notre esprit demeurait toujours dans la même situation, si nous étions toujours sages et prudents: je veux croire néanmoins que si vous vous êtes mis en colère contre moi, c’est votre maladie qui a causé ce changement dans votre humeur: c’est pourquoi vous avez besoin de quelques instructions, et vous ne pouvez mieux faire que de suivre l’exemple de votre père et de votre aïeul. Ils venaient me consulter dans toutes leurs affaires, et je puis dire sans vanité qu’ils se louaient fort de mes conseils. Voyez-vous, seigneur, on ne réussit presque jamais dans ce qu’on entreprend si l’on n’a recours aux avis des personnes éclairées: on ne devient point habile homme, dit le proverbe, qu’on ne prenne conseil d’un habile homme; je vous suis tout acquis, et vous n’avez qu’à me commander.»
– «Je ne puis donc gagner sur vous, interrompis-je, que vous abandonniez tous ces longs discours, qui n’aboutissent à rien qu’à me rompre la tête et qu’à m’empêcher de me trouver où j’ai affaire? Rasez-moi donc, ou retirez-vous.» En disant cela, je me levai de dépit en frappant du pied contre terre.
«Quand il vit que j’étais fâché tout de bon: «Seigneur, me dit-il, ne vous fâchez pas, nous allons commencer.» Effectivement, il me lava la tête et se mit à me raser; mais il ne m’eut pas donné quatre coups de rasoir, qu’il s’arrêta pour me dire: «Seigneur, vous êtes prompt; vous devriez vous abstenir de ces emportements qui ne viennent que du démon. Je mérite d’ailleurs que vous ayez de la considération pour moi à cause de mon âge, de ma science et de mes vertus éclatantes.»
– Continuez de me raser, lui dis-je en l’interrompant encore, et ne parlez plus. – C’est-à-dire, reprit-il, que vous avez quelque affaire qui vous presse; je vais parier que je ne me trompe pas. – Et il y a deux heures, lui repartis-je, que je vous le dis. Vous devriez déjà m’avoir rasé. – Modérez votre ardeur, répliqua-t-il; vous n’avez peut-être pas bien pensé à ce que vous allez faire: quand on fait les choses avec précipitation, on s’en repent presque toujours. Je voudrais que vous me dissiez quelle est cette affaire qui vous presse si fort, je vous en dirais mon sentiment: vous avez du temps de reste, puisque l’on ne vous attend qu’à midi et qu’il ne sera midi que dans trois heures. – Je ne m’arrête point à cela, lui dis-je; les gens d’honneur et de parole préviennent le temps qu’on leur a donné. Mais je ne m’aperçois pas qu’en m’amusant à raisonner avec vous je tombe dans les défauts des barbiers babillards; achevez vite de me raser.»
«Plus je témoignais d’empressement, et moins il en avait à m’obéir. Il quitta son rasoir pour prendre son astrolabe, puis, laissant son astrolabe, il reprit son rasoir.».
Scheherazade voyant paraître le jour, garda le silence. La nuit suivante, elle poursuivit ainsi l’histoire commencée:
CXLI NUIT.
«Le barbier, continua le jeune boiteux, quitta encore son rasoir, prit une seconde fois son astrolabe, et me laissa à demi rasé pour aller voir quelle heure il était précisément. Il revint: «Seigneur, me dit-il, je savais bien que je ne me trompais pas: il y a encore trois heures jusqu’à midi; j’en suis assuré, ou toutes les règles de l’astronomie sont fausses. – Juste ciel! m’écriai-je, ma patience est à bout, je n’y puis plus tenir. Maudit barbier, barbier de malheur, peu s’en faut que je ne me jette sur toi, et que je ne t’étrangle! – Doucement, monsieur, me dit-il d’un air froid, sans s’émouvoir de mon emportement; vous ne craignez pas de retomber malade; ne vous emportez pas, vous allez être servi dans un moment.» En disant ces paroles il remit son astrolabe dans sa trousse, reprit son rasoir, qu’il repassa sur le cuir qu’il avait attaché à sa ceinture, et recommença de me raser; mais en me rasant il ne put s’empêcher de parler: «Si vous vouliez, seigneur, me dit-il, m’apprendre quelle est cette affaire que vous avez à midi, je vous donnerais quelque conseil dont vous pourriez vous trouver bien.» Pour le contenter, je lui dis que des amis m’attendaient à midi pour me régaler et se réjouir avec moi du retour de ma santé.