«Quand le barbier entendit parler de régaclass="underline" «Dieu vous bénisse en ce jour comme en tous les autres! s’écria-t-il; vous me faites souvenir que j’invitai hier quatre ou cinq amis à venir manger aujourd’hui chez moi: je l’avais oublié, et je n’ai encore fait aucun préparatif. – Que cela ne vous embarrasse pas, lui dis-je; quoique j’aille manger dehors, mon garde-manger ne laisse pas d’être toujours bien garni. Je vous fais présent de tout ce qui s’y trouvera; je vous ferai même donner du vin tant que vous en voudrez; car j’en ai d’excellent dans ma cave: mais il faut que vous acheviez promptement de me raser; et souvenez-vous qu’au lieu que mon père vous faisait des présents pour vous entendre parler, je vous en fais, moi, pour vous faire taire.»
«Il ne se contenta pas de la parole que je lui donnais: «Dieu vous récompense! s’écria-t-il, de la grâce que vous me faites; mais montrez-moi tout à l’heure ces provisions, afin que je voie s’il y aura de quoi bien régaler mes amis. Je veux qu’ils soient contents de la bonne chère que je leur ferai. – J’ai, lui dis-je, un agneau, six chapons, une douzaine de poulets, et de quoi faire quatre entrées.» Je donnai ordre à un esclave d’apporter tout cela sur-le-champ avec quatre grandes cruches de vin. «Voilà qui est bien, reprit le barbier; mais il faudrait des fruits et de quoi assaisonner la viande.» Je lui fis encore donner ce qu’il demandait: il cessa de me raser pour examiner chaque chose l’une après l’autre; et comme cet examen dura près d’une demi-heure, je pestais, j’enrageais; mais j’avais beau pester et enrager, le bourreau ne s’empressait pas davantage. Il reprit pourtant le rasoir, et me rasa quelques moments; puis, s’arrêtant tout à coup: «Je n’aurais jamais cru, seigneur, me dit-il, que vous fussiez libéral; je commence à connaître que feu monsieur votre père revit en vous. Certes, je ne méritais pas les grâces dont vous me comblez, et je vous assure que j’en conserverai une éternelle reconnaissance; car, seigneur, afin que vous le sachiez, je n’ai rien que ce qui me vient de la générosité des honnêtes gens comme vous; en quoi je ressemble à Zantout, qui frotte le monde au bain, à Sali qui vend des pois chiches grillés par les rues, à Salout qui vend des fèves, à Akerscha qui vend des herbes, à Abou Mekarès qui arrose les rues pour abattre la poussière, et à Cassem de la garde du calife. Tous ces gens-là n’engendrent point de mélancolie: ils ne sont ni fâcheux, ni querelleurs; plus contents de leur sort que le calife au milieu de toute sa cour, ils sont toujours gais, prêts à chanter et à danser, et ils ont chacun leur chanson et leur danse particulière, dont ils divertissent toute la ville de Bagdad; mais ce que j’estime le plus en eux, c’est qu’ils ne sont pas grands parleurs, non plus que votre esclave, qui a l’honneur de vous parler. Tenez, seigneur, voici la chanson et la danse de Zantout qui frotte le monde au bain: regardez-moi, et voyez si je sais bien l’imiter.»
Scheherazade n’en dit pas davantage, parce qu’elle remarqua qu’il était jour. Le lendemain elle poursuivit sa narration dans ces termes:
CXLII NUIT.
«Le barbier chanta la chanson et dansa la danse de Zantout, continua le jeune boiteux; et, quoique je pusse dire pour l’obliger à finir ses bouffonneries, il ne cessa pas qu’il n’eût contrefait de même tous ceux qu’il avait nommés. Après cela, s’adressant à moi: «Seigneur, me dit-il, je vais faire venir chez moi tous ces honnêtes gens; si vous m’en croyez, vous serez des nôtres, et vous laisserez là vos amis, qui sont peut-être de grands parleurs qui ne feront que vous étourdir par leurs ennuyeux discours, et vous faire retomber dans une maladie pire que celle dont vous sortez; au lieu que chez moi vous n’aurez que du plaisir.»
«Malgré ma colère, je ne pus m’empêcher de rire de ses folies. Je voudrais, lui dis-je, n’avoir pas à faire, j’accepterais la proposition que vous me faites, j’irais de bon cœur me réjouir avec vous; mais je vous prie de m’en dispenser, je suis trop engagé aujourd’hui; je serai plus libre un autre jour, et nous ferons cette partie: achevez de me raser, et hâtez-vous de vous en retourner; vos amis sont déjà, peut-être, dans votre maison. – Seigneur, reprit-il, ne me refusez pas la grâce que je vous demande, venez vous réjouir avec la bonne compagnie que je dois avoir. Si vous vous étiez trouvé une fois avec ces gens-là, vous en seriez si content que vous renonceriez pour eux à vos amis. – Ne parlons plus de cela, lui répondis-je, je ne puis être de votre festin.»
«Je ne gagnai rien par la douceur. «Puisque vous ne voulez pas venir chez moi, répliqua le barbier, il faut donc que vous trouviez bon que j’aille avec vous. Je vais porter chez moi ce que vous m’avez donné; mes amis mangeront, si bon leur semble; je reviendrai aussitôt, je ne veux pas commettre l’incivilité de vous laisser aller seul; vous méritez bien que j’aie pour vous cette complaisance. – Ciel! m’écriai-je alors, je ne pourrai donc pas me délivrer aujourd’hui d’un homme si fâcheux? Au nom du grand Dieu vivant, lui dis-je, finissez vos discours importuns; allez trouver vos amis, buvez, mangez, réjouissez-vous, et laissez-moi la liberté d’aller avec les miens. Je veux partir seul, je n’ai pas besoin que personne m’accompagne; aussi bien, il faut que je vous l’avoue, le lieu où je vais n’est pas un lieu où vous puissiez être reçu; on n’y veut que moi. – Vous vous moquez, seigneur, repartit-il; si vos amis vous ont convié à un festin, quelle raison peut vous empêcher de me permettre de vous accompagner? vous leur ferez plaisir, j’en suis sûr, de leur mener un homme qui a comme moi le mot pour rire, et qui sait divertir agréablement une compagnie. Quoi que vous me puissiez dire, la chose est résolue; je vous accompagnerai malgré vous.»
«Ces paroles, mes seigneurs, me jetèrent dans un grand embarras. «Comment me déferai-je de ce maudit barbier? disais-je en moi-même. Si je m’obstine à le contredire, nous ne finirons point notre contestation.» D’ailleurs, j’entendais qu’on appelait déjà, pour la première fois, à la prière de midi, et qu’il était temps de partir: ainsi je pris le parti de ne dire mot, et de faire semblant de consentir qu’il vînt avec moi. Alors il acheva de me raser, et cela étant fait, je lui dis: «Prenez quelques-uns de mes gens pour emporter avec vous ces provisions, et revenez; je vous attends: je ne partirai pas sans vous.»
«Il sortit enfin, et j’achevai promptement de m’habiller. J’entendis appeler à la prière pour la dernière fois, je me hâtai de me mettre en chemin; mais le malicieux barbier, qui avait jugé de mon intention, s’était contenté d’aller avec mes gens jusqu’à la vue de sa maison, et de les voir entrer chez lui. Il s’était caché à un coin de rue pour m’observer et me suivre: en effet, quand je fus arrivé à la porte du cadi, je me retournai, et l’aperçus à l’entrée de la rue; j’en eus un chagrin mortel.