À ces paroles, tout le monde regarda le barbier comme un bouffon ou comme un vieillard qui avait l’esprit égaré. «Homme silencieux, lui dit le sultan, parlez-moi; qu’avez-vous donc à rire si fort?
– Sire, répondit le barbier, je jure par l’humeur bienfaisante de votre majesté, que ce bossu n’est pas mort: il est encore en vie, et je veux passer pour un extravagant si je ne vous le fais voir à l’heure même.» En achevant ces mots, il prit une boîte où il y avait plusieurs remèdes, qu’il portait sur lui pour s’en servir dans l’occasion, et il en tira une petite fiole balsamique dont il frotta longtemps le cou du bossu. Ensuite, il prit dans son étui un ferrement fort propre qu’il lui mit entre les dents; et après lui avoir ouvert la bouche, il lui enfonça dans le gosier de petites pincettes, avec quoi il tira le morceau de poisson et l’arête, qu’il fit voir à tout le monde. Aussitôt le bossu éternua, étendit les bras et les pieds, ouvrit les yeux, et donna plusieurs autres signes de vie.
Le sultan de Casgar et tous ceux qui furent témoins d’une si belle opération furent moins surpris de voir revivre le bossu, après avoir passé une nuit entière et la plus grande partie du jour sans donner aucun signe de vie, que du mérite et de la capacité du barbier, qu’on commença, malgré ses défauts, à regarder comme un grand personnage. Le sultan, ravi de joie et d’admiration, ordonna que l’histoire du bossu fût mise par écrit avec celle du barbier, afin que la mémoire, qui méritait si bien d’être conservée, ne s’en éteignît jamais. Il n’en demeura pas là: pour que le tailleur, le médecin juif, le pourvoyeur et le marchand chrétien ne se ressouvinssent qu’avec plaisir de l’aventure que l’accident du bossu leur avait causée, il ne les renvoya chez eux qu’après leur avoir donné à chacun une robe fort riche, dont il les fit revêtir en sa présence. À l’égard du barbier, il l’honora d’une grosse pension, et le retint auprès de sa personne.
La sultane Scheherazade finit ainsi cette longue suite d’aventures, auxquelles la prétendue mort du bossu avait donné occasion. Comme le jour paraissait déjà, elle se tut, et sa chère sœur Dinarzade, voyant qu’elle ne parlait plus, lui dit: Ma princesse, ma sultane, je suis d’autant plus charmée de l’histoire que vous venez d’achever, qu’elle finit par un incident à quoi je ne m’attendais pas. J’avais cru le bossu mort absolument.
– Cette surprise m’a fait plaisir, dit Schahriar, aussi bien que les aventures des frères du barbier.
– L’histoire du jeune boiteux de Bagdad m’a encore fort divertie, reprit Dinarzade.
– J’en suis bien aise, ma chère sœur, dit la sultane; et puisque j’ai eu le bonheur de ne pas ennuyer le sultan notre seigneur et maître, si sa majesté me faisait encore la grâce de me conserver la vie, j’aurais l’honneur de lui raconter demain l’histoire des amours d’Aboulhassan Ali Ebn Becar et de Schemselnihar, favorite du calife Haroun Alraschid, qui n’est pas moins digne de son attention et de la vôtre que l’histoire du bossu. Le sultan des Indes, qui était assez content des choses dont Scheherazade l’avait entretenu jusqu’alors, se laissa aller au plaisir d’entendre encore l’histoire qu’elle lui promettait. Il se leva pour faire sa prière et tenir son conseil, sans toutefois rien témoigner de sa bonne volonté à la sultane.
CLXII NUIT.
Dinarzade, toujours soigneuse d’éveiller sa sœur, l’appela cette nuit à l’heure ordinaire: Ma chère sœur, lui dit-elle, le jour paraîtra bientôt; je vous supplie, en attendant, de nous raconter quelqu’une de ces histoires agréables que vous savez.
– Il n’en faut pas chercher d’autres, dit Schahriar, que celle des amours d’Aboulhassan Ali Ebn Becar et de Schemselnihar, favorite du calife Haroun Alraschid.
– Sire, dit Scheherazade, je vais contenter votre curiosité. En même temps, elle commença de cette manière:
HISTOIRE D’ABOULHASSAN ALI EBN BECAR ET DE SCHEMSELNIHAR, FAVORITE DU CALIFE HAROUN ALRASCHID.
Sous le règne du calife Haroun Alraschid, il y avait à Bagdad un droguiste qui se nommait Aboulhassan Ebn Thaher, homme puissamment riche, bien fait et très-agréable de sa personne. Il avait plus d’esprit et de politesse que n’en ont ordinairement les gens de sa profession, et sa droiture, sa sincérité et l’enjouement de son humeur le faisaient aimer et rechercher de tout le monde. Le calife, qui connaissait son mérite, avait en lui une confiance aveugle. Il l’estimait tant, qu’il se reposait sur lui du soin de faire fournir aux dames ses favorites toutes les choses dont elles pouvaient avoir besoin. C’était lui qui choisissait leurs habits, leurs ameublements et leurs pierreries, ce qu’il faisait avec un goût admirable.
Ses bonnes qualités et la faveur du calife attiraient chez lui les fils des émirs et des autres officiers du premier rang; sa maison était le rendez-vous de toute la noblesse de la cour. Mais parmi les jeunes seigneurs qui l’allaient voir tous les jours, il y en avait un qu’il considérait plus que les autres et avec lequel il avait contracté une amitié particulière. Ce seigneur s’appelait Aboulhassan Ali Ebn Becar, et tirait son origine d’une ancienne famille royale de Perse. Cette famille subsistait encore à Bagdad depuis que, par la force de leurs armes, les musulmans avaient fait la conquête de ce royaume. La nature semblait avoir pris plaisir à assembler dans ce jeune prince les plus rares qualités du corps et de l’esprit. Il avait le visage d’une beauté achevée, la taille fine, un air aisé, et une physionomie si engageante, qu’on ne pouvait le voir sans l’aimer d’abord. Quand il parlait, il s’exprimait toujours en des termes propres et choisis, avec un tour agréable et nouveau; le ton de sa voix avait même quelque chose qui charmait tous ceux qui l’entendaient. Avec cela, comme il avait beaucoup d’esprit et de jugement, il pensait et parlait de toutes choses avec une justesse admirable. Il avait tant de retenue et de modestie, qu’il n’avançait rien qu’après avoir pris toutes les précautions possibles pour ne pas donner lieu de soupçonner qu’il préférât son sentiment à celui des autres.
Étant fait comme je viens de le représenter, il ne faut pas s’étonner si Ebn Thaher l’avait distingué des autres jeunes seigneurs de la cour, dont la plupart avaient les vices opposés à ses vertus. Un jour que ce prince était chez Ebn Thaher, ils virent arriver une dame montée sur une mule noire et blanche, au milieu de dix femmes esclaves qui l’accompagnaient à pied, toutes fort belles, autant qu’on en pouvait juger à leur air et au travers du voile qui leur couvrait le visage. La dame avait une ceinture couleur de rose, large de quatre doigts, sur laquelle éclataient des perles et des diamants d’une grosseur extraordinaire; et pour sa beauté, il était aisé de voir qu’elle surpassait celle de ses femmes, autant que la pleine lune surpasse le croissant qui n’est que de deux jours. Elle venait de faire quelque emplette; et comme elle avait à parler à Ebn Thaher, elle entra dans sa boutique, qui était grande et spacieuse, et il la reçut avec toutes les marques du plus profond respect, en la priant de s’asseoir et lui montrant de la main la place la plus honorable.