Le jeune roi de Perse ne fut pas plutôt hors de la ville, qu’il ne se sentit pas de joie d’être délivré d’un si grand danger et d’avoir à sa disposition la magicienne, qu’il avait eu un si grand sujet de redouter. Trois jours après son départ, il arriva à une grande ville. Comme il était dans le faubourg, il fut rencontré par un vieillard de quelque considération, qui allait à pied à une maison de plaisance qu’il y avait. «Seigneur, lui dit le vieillard en s’arrêtant, oserais-je vous demander de quel côté vous venez?» Il s’arrêta aussi pour le satisfaire, et comme le vieillard lui faisait plusieurs questions, une vieille survint, qui s’arrêta pareillement et se mit à pleurer en regardant la cavale avec de grands soupirs.
Le roi Beder et le vieillard interrompirent leur entretien pour regarder la vieille, et le roi Beder lui demanda quel sujet elle avait de pleurer. «Seigneur, reprit-elle, c’est que votre cavale ressemble si parfaitement à une que mon fils avait, et que je regrette encore pour l’amour de lui, que je croirais que c’est la même si elle n’était morte. Vendez-la-moi, je vous en supplie, je vous la paierai ce qu’elle vaut, et avec cela je vous en aurai une très-grande obligation.
«- Bonne mère, repartit le roi Beder, je suis fâché de ne pouvoir vous accorder ce que vous demandez: ma cavale n’est pas à vendre. – Ah! seigneur, insista la vieille, ne me refusez pas, je vous en conjure au nom de Dieu. Nous mourrions de déplaisir, mon fils et moi, si vous ne nous accordiez pas cette grâce. – Bonne mère, répliqua le roi Beder, je vous l’accorderais très-volontiers si je m’étais déterminé à me défaire d’une si bonne cavale; mais quand cela serait, je ne crois pas que vous en voulussiez donner mille pièces d’or: car en ce cas-là je ne l’estimerais pas moins. – Pourquoi ne les donnerais-je pas? repartit la vieille: vous n’avez qu’à donner votre consentement à la vente, je vais vous les compter.»
Le roi Beder, qui voyait que la vieille était habillée assez pauvrement, ne put s’imaginer qu’elle fût en état de trouver une si grosse somme. Pour éprouver si elle tiendrait le marché: «Donnez-moi l’argent, lui dit-il, la cavale est à vous.» Aussitôt la vieille détacha une bourse qu’elle avait autour de sa ceinture, et en la lui présentant: «Prenez la peine de descendre, lui dit-elle, que nous comptions si la somme y est. Au cas qu’elle n’y soit pas, j’aurai bientôt trouvé le reste, ma maison n’est pas loin.»
L’étonnement du roi Beder fut extrême quand il vit la bourse. «Bonne mère, reprit-il, ne voyez-vous pas que ce que je vous en ai dit n’est que pour rire? Je vous répète que ma cavale n’est pas à vendre.»
Le vieillard qui avait été témoin de tout cet entretien, prit alors la parole. «Mon fils, dit-il au roi Beder, il faut que vous sachiez une chose, que je vois bien que vous ignorez: c’est qu’il n’est pas permis en cette ville de mentir en aucune manière, sous peine de mort. Ainsi vous ne pouvez vous dispenser de prendre l’argent de cette bonne femme et de lui livrer votre cavale, puisqu’elle vous en donne la somme que vous avez demandée. Vous ferez mieux de faire la chose sans bruit, que de vous exposer au malheur qui pourrait vous en arriver.»
Le roi Beder, bien affligé de s’être engagé dans cette méchante affaire avec tant d’inconsidération, mit pied à terre avec un grand regret. La vieille fut prompte à se saisir de la bride et à débrider la cavale, et encore plus à prendre dans la main de l’eau d’un ruisseau qui coulait au milieu de la rue, et à la jeter sur la cavale, avec ces paroles: «Ma fille, quittez cette forme étrangère et reprenez la vôtre!» Le changement se fit en un moment, et le roi Beder, qui s’évanouit dès qu’il vit paraître la reine Labe devant lui, fût tombé par terre si le vieillard ne l’eût retenu.
La vieille, qui était mère de la reine Labe, et qui l’avait instruite de tous ses secrets de la magie, n’eut pas plutôt embrassé sa fille, pour lui témoigner sa joie, qu’en un instant elle fit paraître par un sifflement un génie hideux, d’une figure et d’une grandeur gigantesques. Le génie prit aussitôt le roi Beder sur une épaule, embrassa la vieille et la reine magicienne de l’autre, et les transporta en peu de moments au palais de la reine Labe, dans la Ville des Enchantements.
La reine magicienne en furie fit de grands reproches au roi Beder dès qu’elle fut de retour dans son palais. «Ingrat, lui dit-elle, c’est donc ainsi que ton indigne oncle et toi vous m’avez donné des marques de reconnaissance, après tout ce que j’ai fait pour vous! Je vous en ferai sentir, à l’un et à l’autre, ce que vous méritez.» Elle ne lui en dit pas davantage; mais elle prit de l’eau, et en la lui jetant au visage: «Sors de cette figure, dit-elle, et prends celle d’un vilain hibou!» Ses paroles furent suivies de l’effet, et aussitôt elle commanda à une de ses femmes d’enfermer le hibou dans une cage, et de ne lui donner ni à boire ni à manger.
La femme emporta la cage, et sans avoir égard à l’ordre de la reine Labe, elle y mit de la mangeaille et de l’eau. Et cependant, comme elle était amie du vieillard Abdallah, elle envoya l’avertir secrètement de quelle manière la reine venait de traiter son neveu et de son dessein de les faire périr l’un et l’autre, afin qu’il donnât ordre à l’en empêcher et qu’il songeât à sa propre conservation.
Abdallah vit bien qu’il n’y avait pas de ménagement à prendre avec la reine Labe. Il ne fit que siffler d’une certaine manière, et aussitôt un grand génie à quatre ailes se fit voir devant lui et lui demanda pour quel sujet il l’avait appelé. «L’Éclair, lui dit-il (c’est ainsi que s’appelait ce génie), il s’agit de conserver la vie du roi Beder, fils de la reine Gulnare. Va au palais de la magicienne, et transporte incessamment à la capitale de la Perse la femme pleine de compassion à qui elle a donné la cage en garde, afin qu’elle informe la reine Gulnare du danger où est le roi son fils, et du besoin qu’il a de son secours; prends garde de ne la pas épouvanter en te présentant devant elle, et dis-lui bien de ma part ce qu’elle doit faire.»
L’Éclair disparut, et passa en un instant au palais de la magicienne. Il instruisit la femme, il l’enleva dans l’air et la transporta à la capitale de Perse, où il la posa sur le toit en terrasse qui répondait à l’appartement de la reine Gulnare. La femme descendit par l’escalier qui y conduisait, et elle trouva la reine Gulnare et la reine Farasche, sa mère, qui s’entretenaient du triste sujet de leur affliction commune. Elle leur fit une profonde révérence, et par le récit qu’elle leur fit, elles connurent le besoin que le roi Beder avait d’être secouru promptement.
À cette nouvelle, la reine Gulnare fut dans un transport de joie, qu’elle marqua en se levant de sa place et en embrassant l’obligeante femme, pour lui témoigner combien elle lui était obligée du service qu’elle venait de lui rendre. Elle sortit aussitôt et commanda qu’on fît jouer les trompettes, les timbales et les tambours du palais, pour annoncer à toute la ville que le roi de Perse arriverait bientôt. Elle revint et trouva le roi Saleh, son frère, que la reine Farasche avait déjà fait venir par une certaine fumigation. «Mon frère, lui dit-elle, le roi votre neveu, mon cher fils, est dans la Ville des Enchantements, sous la puissance de la reine Labe. C’est à vous, c’est à moi, d’aller le délivrer; il n’y a pas de temps à perdre.»