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Le roi Saleh, enfin, conduisit le roi de Samandal dans son royaume et le remit en possession de ses états. Le roi de Perse, au comble de ses désirs, partit et retourna à la capitale de Perse avec la reine Giauhare, la reine Gulnare, la reine Farasche et les princesses; et la reine Farasche et les princesses y demeurèrent jusqu’à ce que le roi Saleh vint les prendre et les remena en son royaume sous les flots de la mer.

HISTOIRE DE GANEM, FILS D’ABOU AIOUB, SURNOMMÉ L’ESCLAVE D’AMOUR.

Sire, dit Scheherazade au sultan des Indes, il y avait autrefois, à Damas, un marchand qui, par son industrie et par son travail, avait amassé de grands biens, dont il vivait fort honorablement. Abou Aïoub, c’était son nom, avait un fils et une fille. Le fils fut d’abord appelé Ganem, et depuis surnommé l’Esclave d’amour. Il était très-bien fait, et son esprit, qui était naturellement excellent, avait été cultivé par de bons maîtres, que son père avait eu soin de lui donner. Et la fille fut nommée Force des Cœurs, parce qu’elle était pourvue d’une beauté si parfaite, que tous ceux qui la voyaient ne pouvaient s’empêcher de l’aimer.

Abou Aïoub mourut. Il laissa des richesses immenses. Cent charges de brocart et d’autres étoffes de soie, qui se trouvaient dans son magasin, n’en faisaient que la moindre partie. Les charges étaient toutes faites, et sur chaque balle on lisait en gros caractères: Pour Bagdad.

En ce temps-là, Mohammed, fils de Soliman, surnommé Zinebi, régnait dans la ville de Damas, capitale de Syrie. Son parent Haroun Alraschid, qui faisait sa résidence à Bagdad, lui avait donné ce royaume à titre de tributaire.

Peu de temps après la mort d’Abou Aïoub, Ganem s’entretenait avec sa mère des affaires de leur maison, et à propos des charges de marchandises qui étaient dans le magasin, il demanda ce que voulait dire l’écriture qu’on lisait sur chaque balle. «Mon fils, lui répondit sa mère, votre père voyageait tantôt dans une province et tantôt dans une autre, et il avait coutume, avant son départ, d’écrire sur chaque balle le nom de la ville où il se proposait d’aller. Il avait mis toutes choses en état pour faire le voyage de Bagdad, et il était prêt à partir, quand la mort…» Elle n’eut pas la force d’achever; un souvenir trop vif de la perte de son mari ne lui permit pas d’en dire davantage, et lui fit verser un torrent de larmes.

Ganem ne put voir sa mère attendrie sans être attendri lui-même. Ils demeurèrent quelques moments sans parler; mais il se remit enfin, et lorsqu’il vit sa mère en état de l’écouter, il prit la parole: «Puisque mon père, dit-il, a destiné ces marchandises pour Bagdad, et qu’il n’est plus en état d’exécuter son dessein, je vais donc me disposer à faire ce voyage. Je crois même qu’il est à propos que je presse mon départ, de peur que ces marchandises ne dépérissent, ou que nous ne perdions l’occasion de les vendre avantageusement.

La veuve d’Abou Aïoub, qui aimait tendrement son fils, fut fort alarmée de cette résolution, «Mon fils, lui répondit-elle, je ne puis que vous louer de vouloir imiter votre père; mais songez que vous êtes trop jeune, sans expérience, et nullement accoutumé aux fatigues des voyages. D’ailleurs voulez-vous m’abandonner et ajouter une nouvelle douleur à celle dont je suis accablée? Ne vaut-il pas mieux vendre ces marchandises aux marchands de Damas et nous contenter d’un profit raisonnable, que de vous exposer à périr?»

Elle avait beau combattre le dessein de Ganem par de bonnes raisons, il ne les pouvait goûter. L’envie de voyager et de perfectionner son esprit par une entière connaissance des choses du monde le sollicitait à partir, et l’emporta sur les remontrances, les prières et sur les pleurs même de sa mère. Il alla au marché des esclaves; il en acheta de robustes, loua cent chameaux, et s’étant enfin pourvu de toutes les choses nécessaires, il se mit en chemin avec cinq ou six marchands de Damas, qui allaient négocier à Bagdad.

Ces marchands, suivis de tous leurs esclaves, et accompagnés de plusieurs autres voyageurs, composaient une caravane si considérable, qu’ils n’eurent rien à craindre de la part des Bédouins, c’est-à-dire des Arabes qui n’ont d’autre profession que de battre la campagne, d’attaquer et piller les caravanes quand elles ne sont pas assez fortes pour repousser leurs insultes. Ils n’eurent donc à essuyer que les fatigues ordinaires d’une longue route, ce qu’ils oublièrent facilement à la vue de la ville de Bagdad, où ils arrivèrent heureusement.

Ils allèrent mettre pied à terre dans le khan le plus magnifique et le plus fréquenté de la ville; mais Ganem, qui voulait être logé commodément et en particulier, n’y prit pas d’appartement; il se contenta d’y laisser ses marchandises dans un magasin, afin qu’elles y fussent en sûreté. Il loua dans le voisinage une très-belle maison, richement meublée, où il y avait un jardin fort agréable par la quantité de jets d’eau et de bosquets qu’on y voyait.

Quelques jours après que ce jeune marchand se fut établi dans cette maison, et qu’il se fut entièrement remis de la fatigue du voyage, il s’habilla fort proprement et se rendit au lieu public où s’assemblaient les marchands pour vendre ou acheter des marchandises. Il était suivi d’un esclave qui portait un paquet de plusieurs pièces d’étoffes et de toiles fines.

Les marchands reçurent Ganem avec beaucoup d’honnêteté, et leur chef, ou syndic, à qui d’abord il s’adressa, prit et acheta tout le paquet au prix marqué par l’étiquette qui était attachée à chaque pièce d’étoffe. Ganem continua ce négoce avec tant de bonheur, qu’il vendait toutes les marchandises qu’il faisait porter chaque jour.

Il ne lui restait plus qu’une balle, qu’il avait fait tirer du magasin et apporter chez lui, lorsqu’un jour il alla au lieu public; il en trouva toutes les boutiques fermées. La chose lui parut extraordinaire. Il en demanda la cause, et on lui dit qu’un des premiers marchands, qui ne lui était pas inconnu, était mort, et que tous ses confrères, suivant la coutume, étaient allés à son enterrement.

Ganem s’informa de la mosquée où se devait faire la prière, et d’où le corps devait être porté au lieu de sa sépulture; et quand on la lui eut enseignée, il renvoya son esclave avec son paquet de marchandises, et il prit le chemin de la mosquée. Il y arriva que la prière n’était pas encore achevée, et on la faisait dans une salle toute tendue de satin noir. On enleva le corps, que la parenté, accompagnée des marchands et de Ganem, suivit jusqu’au lieu de sa sépulture, qui était hors de la ville et fort éloigné. C’était un édifice de pierre en forme de dôme, destiné à recevoir les corps de toute la famille du défunt; et, comme il était fort petit, on avait dressé des tentes à l’entour, afin que tout le monde fût à couvert pendant la cérémonie. On ouvrit le tombeau, et l’on y posa le corps, puis on le referma. Ensuite l’iman et les autres ministres de la mosquée s’assirent en rond sur des tapis, sous la principale tente, et récitèrent le reste des prières. Ils firent aussi la lecture des chapitres de l’Alcoran, prescrits pour l’enterrement des morts. Les parents et les marchands, à l’exemple des ministres, s’assirent en rond derrière eux.

Il était presque nuit lorsque tout fut achevé. Ganem, qui ne s’était pas attendu à une si longue cérémonie, commençait à s’inquiéter, et son inquiétude augmenta quand il vit qu’on servait un repas en mémoire du défunt, selon l’usage de Bagdad. On lui dit même que les tentes n’avaient pas été tendues seulement contre l’ardeur du soleil, mais aussi contre le serein, parce qu’on ne s’en retournerait à la ville que le lendemain. Ce discours alarma Ganem. «Je suis étranger, dit-il en lui-même, et je passe pour un riche marchand; des voleurs peuvent profiter de mon absence et aller piller ma maison; mes esclaves mêmes peuvent être tentés d’une si belle occasion. Ils n’ont qu’à prendre la fuite avec tout l’or que j’ai reçu pour mes marchandises, où les irai-je chercher?» Vivement occupé de ces pensées, il mangea quelques morceaux à la hâte et se déroba finement à la compagnie.