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Avant de quitter la dame, le jeune marchand tira le coffre hors de la fosse. Il la combla de terre, remit la dame dans le coffre et l’y enferma, de sorte qu’il ne paraissait pas que le cadenas eût été forcé. Mais, de peur qu’elle n’étouffât, il ne referma point exactement le coffre et y laissa entrer de l’air. En sortant du cimetière, il tira la porte après lui, et comme celle de la ville était ouverte, il eut bientôt trouvé ce qu’il cherchait. Il revint au cimetière, où il aida le muletier à charger le coffre en travers sur le mulet; et, pour lui ôter tout soupçon, il lui dit qu’il était arrivé la nuit avec un autre muletier qui, pressé de s’en retourner, avait déchargé le coffre dans ce cimetière.

Ganem, qui, depuis son arrivée à Bagdad, ne s’était occupé que de son négoce, n’avait pas encore éprouvé la puissance de l’amour; il en sentit alors les premiers traits. Il n’avait pu voir la jeune dame sans en être ébloui, et l’inquiétude dont il se sentit agité en suivant de loin le muletier, et la crainte qu’il n’arrivât en chemin quelque accident qui lui fit perdre sa conquête, lui apprirent, à démêler ses sentiments. Sa joie fut extrême lorsque étant arrivé heureusement chez lui, il vit décharger le coffre. Il renvoya le muletier, et ayant fait fermer, par un de ses esclaves, la porte de sa maison, il ouvrit le coffre, aida la dame à en sortir, lui présenta la main, et la conduisit à son appartement, en la plaignant de ce qu’elle devait avoir souffert dans une si étroite prison. «Si j’ai souffert, lui dit-elle, j’en suis bien dédommagée par ce que vous avez fait pour moi et par le plaisir que je sens à me voir en sûreté.»

L’appartement de Ganem, tout richement meublé qu’il était, attira moins les regards de la dame que la taille et la bonne mine de son libérateur, dont la politesse et les manières engageantes lui inspirèrent une vive reconnaissance. Elle s’assit sur un sofa, et pour commencer à faire connaître au marchand combien elle était sensible au service qu’elle en avait reçu, elle ôta son voile. Ganem, de son côté, sentit toute la grâce qu’une dame si aimable lui faisait de se montrer à lui le visage découvert, ou plutôt il sentit qu’il avait déjà pour elle une passion violente. Quelque obligation qu’elle lui eût, il se crut trop récompensé par une faveur si précieuse.

La dame pénétra les sentiments de Ganem et n’en fut point alarmée, parce qu’il paraissait fort respectueux. Comme il jugea qu’elle avait besoin de manger, et ne voulant charger personne que lui-même du soin de régaler une hôtesse si charmante, il sortit, suivi d’un esclave, et alla chez un traiteur ordonner un repas. De chez le traiteur, il passa chez un fruitier, où il choisit les plus beaux et les meilleurs fruits. Il fit aussi provision d’excellent vin, et du même pain qu’on mangeait au palais du calife.

Dès qu’il fut de retour chez lui, il dressa de sa propre main une pyramide de tous les fruits qu’il avait achetés, et les servant lui-même à la dame dans un bassin de porcelaine très-fine: «Madame, lui dit-il, en attendant un repas plus solide et plus digne de vous, choisissez, de grâce, prenez quelques-uns de ces fruits.» Il voulait demeurer debout, mais elle lui dit qu’elle ne toucherait à rien qu’il ne fût assis, et qu’il ne mangeât avec elle. Il obéit, et après qu’ils eurent mangé quelques morceaux, Ganem, remarquant que le voile de la dame, qu’elle avait mis auprès d’elle sur le sofa, avait le bord brodé d’une écriture en or, lui demanda la permission de voir cette broderie. La dame mit aussitôt la main sur le voile, et le lui présenta en lui demandant s’il savait lire. «Madame, répondit-il d’un air modeste, un marchand ferait mal ses affaires s’il ne savait au moins lire et écrire. – Hé bien, reprit-elle, lisez les paroles qui sont écrites sur ce voile; aussi bien, c’est une occasion pour moi de vous raconter mon histoire.»

Ganem prit le voile et lut ces mots: «Je suis à vous et vous êtes à moi, ô descendant de l’oncle du prophète!» Ce descendant de l’oncle du prophète était le calife Haroun Alraschid, qui régnait alors, et qui descendait d’Abbas, oncle de Mahomet.

Quand Ganem eut compris le sens de ces paroles: «Ah! madame, s’écria-t-il tristement, je viens de vous donner la vie, et voilà une écriture qui me donne la mort! Je n’en comprends pas tout le mystère, mais elle ne me fait que trop connaître que je suis le plus malheureux de tous les hommes. Pardonnez-moi, madame, la liberté que je prends de vous le dire. Je n’ai pu vous voir sans vous donner mon cœur. Vous n’ignorez pas vous-même qu’il n’a point été en mon pouvoir de vous le refuser, et c’est ce qui rend excusable ma témérité. Je me proposais de toucher le vôtre par mes respects, mes soins, mes complaisances, mes assiduités, mes soumissions, par ma constance, et à peine j’ai conçu ce dessein flatteur, que me voilà déchu de toutes mes espérances. Je ne réponds pas de soutenir longtemps un si grand malheur. Mais quoi qu’il en puisse être, j’aurai la consolation de mourir tout à vous. Achevez, madame, je vous en conjure, achevez de me donner un entier éclaircissement de ma triste destinée.»

Il ne put prononcer ces paroles sans répandre quelques larmes. La dame en fut touchée; loin de se plaindre de la déclaration qu’elle venait d’entendre, elle en sentit une joie secrète, car son cœur commençait à se laisser surprendre. Elle dissimula toutefois, et comme si elle n’eût pas fait d’attention au discours de Ganem: «Je me serais bien gardée, lui répondit-elle, de vous montrer mon voile, si j’eusse cru qu’il dût vous causer tant de déplaisir, et je ne vois pas que les choses que j’ai à vous dire doivent rendre votre sort aussi déplorable que vous vous l’imaginez.

«Vous saurez donc, poursuivit-elle pour lui apprendre son histoire, que je me nomme Tourmente, nom qui me fut donné au moment de ma naissance, à cause que l’on jugea que ma vue causerait un jour bien des maux. Il ne vous doit pas être inconnu, puisqu’il n’y a personne dans Bagdad qui ne sache que le calife Haroun Alraschid, mon souverain maître et le vôtre, a une favorite qui s’appelle ainsi.

«On m’amena dans son palais dès mes plus tendres années, et j’y ai été élevée avec le soin que l’on a coutume d’avoir des personnes de mon sexe destinées à y demeurer. Je ne réussis pas mal dans tout ce qu’on prit la peine de m’enseigner, et cela, joint à quelques traits de beauté, m’attira l’amitié du calife, qui me donna un appartement particulier auprès du sien. Ce prince n’en demeura pas à cette distinction: il nomma vingt femmes pour me servir, avec autant d’eunuques, et depuis ce temps-là il m’a fait des présents si considérables, que je me suis vue plus riche qu’aucune reine qu’il y ait au monde. Vous jugez bien par-là que Zobéide, femme et parente du calife, n’a pu voir mon bonheur sans en être jalouse. Quoique Haroun ait pour elle toutes les considérations imaginables, elle a cherché toutes les occasions possibles de me perdre.

«Jusqu’à présent je m’étais assez bien garantie de ses pièges; mais enfin, j’ai succombé au dernier effort de sa jalousie, et sans vous, je serais à l’heure qu’il est dans l’attente d’une mort inévitable. Je ne doute pas qu’elle n’ait corrompu une de mes esclaves, qui me présenta hier au soir, dans de la limonade, une drogue qui cause un assoupissement si grand, qu’il est aisé de disposer de ceux à qui l’on en fait prendre, et cet assoupissement est tel, que pendant sept ou huit heures rien n’est capable de le dissiper. J’ai d’autant plus de sujets de faire ce jugement, que j’ai le sommeil naturellement très-léger, et que je m’éveille au moindre bruit.

«Zobéide, pour exécuter son mauvais dessein, a pris le temps de l’absence du calife, qui depuis peu de jours est allé se mettre à la tête de ses troupes, pour punir l’audace de quelques rois voisins, qui se sont ligués pour lui faire la guerre. Sans cette conjoncture, ma rivale, toute furieuse qu’elle est, n’aurait osé rien entreprendre contre ma vie. Je ne sais ce qu’elle fera pour dérober au calife la connaissance de cette action; mais vous voyez que j’ai un très-grand intérêt que vous me gardiez le secret. Il y va de ma vie. Je ne serai point en sûreté chez vous tant que le calife sera hors de Bagdad. Vous êtes intéressé vous-même à tenir mon aventure secrète, car si Zobéide apprenait l’obligation que je vous ai, elle vous punirait vous-même de m’avoir conservée.