Ils vécurent ensemble de cette manière pendant plusieurs jours. Le jeune marchand ne sortait que pour des affaires de la dernière importance, encore prenait-il le temps que sa dame reposait, car il ne pouvait se résoudre à perdre un seul des moments qu’il lui était permis de passer auprès d’elle. Il n’était occupé que de sa chère Tourmente, qui, de son côté, entraînée par son penchant, lui avoua qu’elle n’avait pas moins d’amour pour lui qu’il en avait pour elle. Cependant, quelque épris qu’ils fussent l’un de l’autre, la considération du calife eut le pouvoir de les retenir dans les bornes qu’elle exigeait d’eux, ce qui rendait leur passion plus vive.
Tandis que Tourmente, arrachée pour ainsi dire des mains de la mort, passait si agréablement le temps chez Ganem, Zobéide n’était pas sans embarras au palais d’Haroun Alraschid.
Les trois esclaves ministres de sa vengeance n’eurent pas plutôt enlevé le coffre, sans savoir ce qu’il y avait dedans, ni même sans avoir la moindre curiosité de l’apprendre, comme gens accoutumés à exécuter aveuglément ses ordres, qu’elle devint la proie d’une cruelle inquiétude. Mille importunes réflexions vinrent troubler son repos. Elle ne put goûter un moment la douceur du sommeil. Elle passa la nuit à rêver aux moyens de cacher son crime. «Mon époux, disait-elle, aime Tourmente plus qu’il n’a jamais aimé aucune de ses favorites. Que lui répondrai-je à son retour, lorsqu’il me demandera de ses nouvelles?» Il lui vint dans l’esprit plusieurs stratagèmes, mais elle n’en était pas contente. Elle y trouvait toujours des difficultés, et elle ne savait à quoi se déterminer. Elle avait auprès d’elle une vieille dame qui l’avait élevée dès sa plus tendre enfance. Elle la fit venir dès la pointe du jour, et après lui avoir fait confidence de son secret: «Ma bonne mère, lui dit-elle, vous m’avez toujours aidée de vos bons conseils: si jamais j’en ai eu besoin, c’est dans cette occasion-ci, où il s’agit de calmer mon esprit, qu’un trouble mortel agite, et de me donner un moyen de contenter le calife.
«- Ma chère maîtresse, répondit la vieille dame, il eût beaucoup mieux valu ne vous pas mettre dans l’embarras où vous êtes; mais comme c’est une affaire faite, il n’en faut plus parler. Il ne faut songer qu’au moyen de tromper le commandeur des croyants, et je suis d’avis que vous fassiez tailler en diligence une pièce de bois en forme de cadavre. Nous l’envelopperons de vieux linges, et après l’avoir enfermée dans une bière, nous la ferons enterrer dans quelque endroit du palais; ensuite, sans perdre de temps, vous ferez bâtir un mausolée de marbre en dôme sur le lieu de la sépulture et dresser une représentation, que vous ferez couvrir d’un drap noir et accompagner de grands chandeliers et de gros cierges à l’entour. Il y a encore une chose, poursuivit la vieille dame, qu’il est bon de ne pas oublier: il faudra que vous preniez le deuil et que vous le fassiez prendre à vos femmes, aussi bien qu’à celles de Tourmente, à vos eunuques, et enfin à tous les officiers du palais. Quand le calife sera de retour, qu’il verra tout son palais en deuil et vous-même, il ne manquera pas d’en demander le sujet. Alors, vous aurez lieu de vous en faire un mérite auprès de lui, en disant que c’est à sa considération que vous avez voulu rendre les derniers devoirs à Tourmente, qu’une mort subite a enlevée. Vous lui direz que vous avez fait bâtir un mausolée, et qu’enfin vous avez fait à sa favorite tous les honneurs qu’il lui aurait rendus lui-même s’il avait été présent. Comme sa passion pour elle a été extrême, il ira sans doute répandre des larmes sur son tombeau. Peut-être aussi, ajouta la vieille, ne croira-t-il point qu’elle soit morte effectivement. Il pourra vous soupçonner de l’avoir chassée du palais par jalousie, et regarder tout ce deuil comme un artifice pour le tromper et l’empêcher de la faire chercher. Il est à croire qu’il fera déterrer et ouvrir la bière, et il est sûr qu’il sera persuadé de sa mort, sitôt qu’il verra la figure d’un mort enseveli. Il vous saura bon gré de tout ce que vous aurez fait, et il vous en témoignera de la reconnaissance. Quant à la pièce de bois, je me charge de la faire tailler moi-même par un charpentier de la ville, qui ne saura point l’usage qu’on en veut faire. Pour vous, madame, ordonnez à cette femme de Tourmente, qui lui présenta hier de la limonade, d’annoncer à ses compagnes qu’elle vient de trouver leur maîtresse morte dans son lit, et afin qu’elles ne songent qu’à la pleurer sans vouloir entrer dans sa chambre, qu’elle ajoute qu’elle vous en a donné avis, et que vous avez déjà donné ordre à Nesrour de la faire ensevelir et enterrer.»
D’abord que la vieille dame eut achevé de parler, Zobéide tira un riche diamant de sa cassette, et le lui mettant au doigt et l’embrassant: «Ah! ma bonne mère, lui dit-elle toute transportée de joie, que je vous ai d’obligation! je ne me serais jamais avisée d’un expédient si ingénieux. Il ne peut manquer de réussir, et je sens que je commence à reprendre ma tranquillité. Je me remets donc sur vous du soin de la pièce de bois, et je vais donner ordre au reste.»
La pièce de bois fut préparée avec toute la diligence que Zobéide pouvait souhaiter, et portée ensuite par la vieille dame même à la chambre de Tourmente, où elle l’ensevelit comme un mort et la mit dans une bière. Puis Mesrour, qui y fut trompé lui-même, fit enlever la bière et le fantôme de Tourmente, que l’on enterra avec les cérémonies accoutumées dans l’endroit que Zobéide avait marqué, et aux pleurs que versaient les femmes de la favorite, dont celle qui avait présenté la limonade encourageait les autres par ses cris et ses lamentations.
Dès le même jour, Zobéide fit venir l’architecte du palais et des autres maisons du calife, et sur les ordres qu’elle lui donna, le mausolée fut achevé en très-peu de temps. Des princesses aussi puissantes que l’était l’épouse d’un prince qui commandait du levant au couchant, sont toujours obéies à point nommé dans l’exécution de leurs volontés. Elle eut aussi bientôt pris le deuil avec toute sa cour, ce qui fut cause que la nouvelle de Tourmente se répandit dans toute la ville.
Ganem fut des derniers à l’apprendre, car, comme je l’ai déjà dit, il ne sortait presque point. Il l’apprit pourtant un jour «Madame, dit-il à la belle favorite du calife, on vous croit morte dans Bagdad, et je ne doute pas que Zobéide elle-même n’en soit persuadée. Je bénis le ciel d’être la cause et l’heureux témoin que vous vivez. Et plût à Dieu que, profitant de ce faux bruit, vous voulussiez lier votre sort au mien et venir avec moi loin d’ici régner sur mon cœur! Mais où m’emporte un transport trop doux? Je ne songe pas que vous êtes née pour faire le bonheur du plus puissant prince de la terre, et que le seul Haroun Alraschid est digne de vous. Quand même vous seriez capable de me le sacrifier, quand vous voudriez me suivre, devrais-je y consentir? Non, je dois me souvenir sans cesse que ce qui appartient au maître est défendu à l’esclave.»