Выбрать главу

L’aimable Tourmente, quoique sensible aux tendres mouvements que Ganem faisait paraître, gagnait sur elle de n’y pas répondre. «Seigneur lui dit-elle, nous ne pouvons empêcher Zobéide de triompher. Je suis peu surprise de l’artifice dont elle se sert pour couvrir son crime; mais laissons-la faire, je me flatte que ce triomphe sera bientôt suivi de douleur. Le calife reviendra, et nous trouverons moyen de l’informer secrètement de tout ce qui s’est passé. Cependant, prenons plus de précautions que jamais pour qu’elle ne puisse apprendre que je vis: je vous en ai déjà dit les conséquences.»

Au bout de trois mois, le calife revint à Bagdad, glorieux et vainqueur de tous ses ennemis. Impatient de revoir Tourmente et de lui faire hommage de ses nouveaux lauriers, il entre dans son palais. Il est étonné de voir les officiers qu’il y avait laissés tous habillés de noir. Il en frémit sans savoir pourquoi, et son émotion redoubla lorsqu’en arrivant à l’appartement de Zobéide, il aperçut cette princesse qui venait au-devant de lui en deuil, aussi bien que toutes les femmes de sa suite. Il lui demanda d’abord le sujet de ce deuil avec beaucoup d’agitation. «Commandeur des croyants, répondit Zobéide, je l’ai pris pour Tourmente, votre esclave, qui est morte si promptement qu’il n’a pas été possible d’apporter aucun remède à son mal.» Elle voulut poursuivre, mais le calife ne lui en donna pas le temps. Il fut si saisi de cette nouvelle, qu’il en poussa un grand cri. Ensuite il s’évanouit entre les bras de Giafar, son vizir, dont il était accompagné. Il revint pourtant bientôt de sa faiblesse, et, d’une voix qui marquait son extrême douleur, il demanda où sa chère Tourmente avait été enterrée. «Seigneur, lui dit Zobéide, j’ai pris soin moi-même de ses funérailles, et je n’ai rien épargné pour les rendre superbes. J’ai fait bâtir un mausolée en marbre sur le lieu de sa sépulture. Je vais vous y conduire si vous le souhaitez.»

Le calife ne voulut pas que Zobéide prît cette peine, et se contenta de s’y faire mener par Mesrour. Il y alla dans l’état où il était, c’est-à-dire en habit de campagne. Quand il vit la représentation couverte d’un drap noir, les cierges allumés tout autour de la magnificence du mausolée, il s’étonna que Zobéide eût fait les obsèques de sa rivale avec tant de pompe; et comme il était naturellement soupçonneux, il se défia de la générosité de sa femme, et pensa que sa maîtresse pouvait n’être pas morte; que Zobéide, profitant de sa longue absence, l’avait peut-être chassée du palais, avec ordre à ceux qu’elle avait chargés de sa conduite, de la mener si loin que l’on n’entendît jamais parler d’elle. Il n’eut pas d’autre soupçon, car il ne croyait pas Zobéide assez méchante pour avoir attenté à la vie de sa favorite.

Pour s’éclaircir par lui-même de la vérité, ce prince commanda qu’on ôtât la représentation, et fit ouvrir la fosse et la bière en sa présence; mais dès qu’il eut vu le linge qui enveloppait la pièce de bois, il n’osa passer outre. Ce religieux calife craignait d’offenser la religion en permettant que l’on touchât au corps de la défunte, et cette scrupuleuse crainte l’emporta sur l’amour et sur la curiosité. Il ne douta plus de la mort de Tourmente. Il fit refermer la bière, remplir la fosse et remettre la représentation en l’état où elle était auparavant.

Le calife, se croyant obligé de rendre quelques soins au tombeau de sa favorite, envoya chercher les ministres de la religion, ceux du palais et les lecteurs de l’Alcoran, et tandis que l’on était occupé à les rassembler, il demeura dans le mausolée, où il arrosa de ses larmes la terre qui couvrait le fantôme de son amante. Quand tous les ministres qu’il avait appelés furent arrivés, il se mit à la tête de la représentation, et eux se rangèrent à l’entour et récitèrent de longues prières; après quoi les lecteurs de l’Alcoran lurent plusieurs chapitres.

La même cérémonie se fit tous les jours pendant l’espace d’un mois, le matin et l’après-dînée, et toujours en présence du calife, du grand vizir Giafar et des principaux officiers de la cour, qui tous étaient en deuil aussi bien que le calife, qui, durant tout ce temps-là, ne cessa d’honorer de ses larmes la mémoire de Tourmente, et ne voulut entendre parler d’aucune affaire.

Le dernier jour du mois, les prières et la lecture de l’Alcoran durèrent depuis le matin jusqu’à la pointe du jour suivant, et enfin lorsque tout fut achevé, chacun se retira chez soi. Haroun Alraschid, fatigué d’une si longue veille, alla se reposer dans son appartement, et s’endormit sur un sofa entre deux dames de son palais, dont l’une assise au chevet et l’autre au pied de son lit, s’occupaient durant son sommeil à des ouvrages de broderies, et demeuraient dans un grand silence.

Celle qui était au chevet et qui s’appelait Aube du Jour, voyant le calife endormi, dit tout bas à l’autre dame: «Étoile du Matin (car elle se nommait ainsi), il y a bien des nouvelles. Le commandeur des croyants, notre seigneur et maître, sentira une grande joie à son réveil, lorsqu’il apprendra ce que j’ai à lui dire. Tourmente n’est pas morte, elle est en parfaite santé. – Ô ciel! s’écria d’abord Étoile du Matin, toute transportée de joie, serait-il bien possible que la belle, la charmante, l’incomparable Tourmente fût encore au monde?» Étoile du Matin prononça ces paroles avec tant de vivacité et d’un ton si haut, que le calife s’éveilla. Il demanda pourquoi on avait interrompu son sommeil. «Ah! seigneur, reprit Étoile du Matin, pardonnez-moi cette indiscrétion, je n’ai pu apprendre tranquillement que Tourmente vit encore: j’en ai senti un transport que je n’ai pu retenir. – Hé! qu’est-elle donc devenue, dit le calife, s’il est vrai qu’elle ne soit pas morte? – Commandeur des croyants, répondit Aube du Jour, j’ai reçu ce soir d’un homme inconnu, un billet sans signature, mais écrit de la propre main de Tourmente, qui me mande sa triste aventure et m’ordonne de vous en instruire. J’attendais pour m’acquitter de ma commission que vous eussiez pris quelques moments de repos, jugeant que vous deviez en avoir besoin après la fatigue et… – Donnez-moi, donnez-moi ce billet! interrompit avec précipitation le calife: vous avez mal à propos différé de me le remettre.»

Aube du Jour lui présenta aussitôt le billet; il l’ouvrit avec beaucoup d’impatience. Tourmente y faisait un détail de tout ce qui s’était passé, mais elle s’étendit un peu trop sur les soins que Ganem avait d’elle. Le calife, naturellement jaloux, au lieu d’être touché de l’inhumanité de Zobéide, ne fut sensible qu’à l’infidélité qu’il s’imagina que Tourmente lui avait faite. «Hé quoi! dit-il après avoir lu le billet, il y a quatre mois que la perfide est avec un jeune marchand dont elle a l’effronterie de me vanter l’attention pour elle! Il y a trente jours que je suis de retour à Bagdad, et elle s’avise aujourd’hui de me donner de ses nouvelles! L’ingrate! pendant que je consume les jours à la pleurer, elle les passe à me trahir. Allons, vengeons-nous d’une infidèle et du jeune audacieux qui m’outrage.» En achevant ces mots, ce prince se leva et entra dans une grande salle où il avait coutume de se faire voir et de donner audience aux seigneurs de sa cour. La première porte en fut ouverte, et aussitôt les courtisans, qui attendaient ce moment, entrèrent. Le grand vizir Giafar parut et se prosterna devant le trône, où le calife s’était assis; ensuite il se releva et se tint debout devant son maître, qui lui dit d’un air à lui marquer qu’il voulait être obéi promptement: «Giafar, ta présence est nécessaire pour l’exécution d’un ordre important dont je vais te charger. Prends avec toi quatre cents hommes de ma garde, et t’informe premièrement où demeure un marchand de Damas nommé Ganem, fils d’Abou Aïoub; quand tu le sauras, rends-toi à sa maison et fais-la raser jusqu’aux fondements; mais saisis-toi auparavant de la personne de Ganem, et me l’amène ici avec Tourmente, mon esclave, qui demeure chez lui depuis quatre mois. Je veux la châtier et faire un exemple du téméraire qui a eu l’audace de me manquer de respect.»