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En parlant ainsi, ces deux misérables dames gagnèrent une des extrémités de la ville, et se retirèrent dans une masure pour y passer la nuit. Là, quelques musulmans, poussés par un esprit de charité et de compassion, les vinrent trouver dès que la fin du jour fut arrivée. Ils leur apportèrent des provisions; mais ils n’osèrent s’arrêter pour les consoler, de peur d’être découverts et punis comme désobéissant aux ordres du calife.

Cependant le roi Zinebi avait lâché le pigeon, pour informer Haroun Alraschid de son exactitude. Il lui mandait tout ce qui s’était passé, et le conjurait de lui faire savoir ce qu’il voulait ordonner de la mère et de la sœur de Ganem. Il reçut bientôt par la même voie la réponse du calife, qui lui écrivit qu’il les bannissait à jamais de Damas. Aussitôt le roi de Syrie envoya des gens dans la masure, avec ordre de prendre la mère et la fille, et de les conduire à trois journées de Damas; et de les laisser là, en leur faisant défense de revenir dans la ville.

Les gens de Zinebi s’acquittèrent de leur commission; mais, moins exacts que leur maître à exécuter de point en point les ordres d’Haroun Alraschid, ils donnèrent par pitié à Force des Cœurs et à sa mère quelque menue monnaie pour se procurer de quoi vivre, et à chacune un sac, qu’ils leur passèrent au cou, pour mettre leurs provisions.

Dans cette situation déplorable, elles arrivèrent au premier village. Les paysannes s’assemblèrent autour d’elles, et comme au travers de leur déguisement on ne laissait pas de remarquer que c’étaient des personnes de quelque condition, on leur demanda ce qui les obligeait à voyager ainsi, sous un habillement qui ne paraissait pas être leur habillement naturel. Au lieu de répondre à la question qu’on leur faisait, elles se prirent à pleurer, ce qui ne servit qu’à augmenter la curiosité des paysannes et à leur inspirer de la compassion. La mère de Ganem leur conta ce qu’elle et sa fille avaient souffert: les bonnes villageoises en furent attendries et tâchèrent de les consoler. Elles les régalèrent autant que leur pauvreté le leur permit. Elles leur firent quitter leurs chemises de crins de cheval, qui les incommodaient fort, pour en prendre d’autres qu’elles leur donnèrent avec des souliers, et de quoi se couvrir la tête pour conserver leurs cheveux.

De ce village, après avoir bien remercié ces paysannes charitables, Force des Cœurs et sa mère s’avancèrent du côté d’Alep à petites journées. Elles avaient accoutumé de se retirer autour des mosquées ou dans les mosquées mêmes, où elles passaient la nuit sur de la natte, lorsque le pavé en était couvert, autrement elles couchaient sur le pavé même, ou bien elles allaient loger dans les lieux publics destinés à servir de retraite aux voyageurs. À l’égard de la nourriture, elles n’en manquaient pas: elles rencontraient souvent de ces lieux où l’on fait des distributions de pain, de riz cuit et d’autres mets, à tous les voyageurs qui en demandent.

Enfin elles arrivèrent à Alep; mais elles ne voulurent pas s’y arrêter, et continuant leur chemin vers l’Euphrate, elles passèrent ce fleuve et entrèrent dans la Mésopotamie, qu’elles traversèrent jusqu’à Moussoul. De là, quelques peines qu’elles eussent déjà souffertes, elles se rendirent à Bagdad. C’était le lieu où tendaient leurs désirs, dans l’espérance d’y rencontrer Ganem, quoiqu’elles ne dussent pas se flatter qu’il fût dans une ville où le calife faisait sa demeure; mais elles l’espéraient parce qu’elles le souhaitaient: leur tendresse pour lui, malgré leurs malheurs, augmentait au lieu de diminuer. Leurs discours roulaient ordinairement sur lui; elles en demandaient même des nouvelles à tous ceux qu’elles rencontraient. Mais laissons là Force des Cœurs et sa mère pour revenir à Tourmente.

Elle était toujours enfermée très-étroitement dans la tour obscure depuis le jour qui avait été si funeste à Ganem et à elle. Cependant, quelque désagréable que lui fût sa prison, elle en était beaucoup moins affligée que du malheur de Ganem, dont le sort incertain lui causait une inquiétude mortelle. Il n’y avait presque pas de moments qu’elle ne le plaignît.

Une nuit que le calife se promenait seul dans l’enceinte de son palais, ce qui lui arrivait assez souvent, car c’était le prince du monde le plus curieux, et quelquefois, dans ses promenades nocturnes, il apprenait des choses qui se passaient dans le palais, et qui sans cela ne seraient jamais venues à sa connaissance; une nuit donc, en se promenant, il passa près de la tour obscure, et comme il crut entendre parler, il s’arrêta, il s’approcha de la porte pour mieux écouter, et il ouït distinctement ces paroles, que Tourmente, toujours en proie au souvenir de Ganem, prononça d’une voix assez haute: «Ô Ganem! trop infortuné Ganem, où es-tu présentement? Dans quel lieu ton destin déplorable t’a-t-il conduit? Hélas! c’est moi qui t’ai rendu malheureux! Que ne me laissais-tu périr misérablement au lieu de me prêter un secours généreux! Quel triste fruit as-tu recueilli de tes soins et de tes respects! Le commandeur des croyants, qui devrait te récompenser, te persécute pour prix de m’avoir toujours regardée comme une personne réservée à son lit, tu perds tous tes biens et te vois obligé de chercher ton salut dans la fuite. Ah! calife, barbare calife! que direz-vous pour votre défense lorsque vous vous trouverez avec Ganem devant le tribunal du juge souverain, et que les anges rendront témoignage de la vérité en votre présence? Toute la puissance que vous avez aujourd’hui, et sous laquelle tremble presque toute la terre, n’empêchera pas que vous ne soyez condamné et puni de votre injuste violence.» Tourmente cessa de parler à ces mots, car ses soupirs et ses larmes l’empêchèrent de continuer.

Il n’en fallut pas davantage pour obliger le calife à rentrer en lui-même. Il vit bien que, si ce qu’il venait d’entendre était vrai, sa favorite était innocente, et qu’il avait donné des ordres contre Ganem et sa famille avec trop de précipitation. Pour approfondir une chose où l’équité dont il se piquait paraissait fort intéressée, il retourna aussitôt à son appartement, et dès qu’il y fut arrivé, il chargea Mesrour d’aller à la tour obscure et de lui amener Tourmente.

Le chef des eunuques jugea par cet ordre et encore plus à l’air du calife, que ce prince voulait pardonner à sa favorite et la rappeler auprès de lui. Il en fut ravi, car il aimait Tourmente et avait pris beaucoup de part à sa disgrâce. Il vole sur-le-champ à la tour. «Madame, dit-il à la favorite d’un ton qui marquait sa joie, prenez la peine de me suivre. J’espère que vous ne reviendrez plus dans cette vilaine tour ténébreuse. Le commandeur des croyants veut vous entretenir, et j’en conçois un heureux présage.»

Tourmente suivit Mesrour, qui la mena et l’introduisit dans le cabinet du calife. D’abord elle se prosterna devant ce prince, et elle demeura dans cet état le visage baigné de larmes. «Tourmente, lui dit le calife sans lui dire de se relever, il me semble que tu m’accuses de violence et d’injustice. Qui est donc celui qui, malgré les égards et la considération qu’il a eus pour moi, se trouve dans une situation misérable? Parle, tu sais combien je suis bon naturellement, et que j’aime à rendre justice.»