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Tourmente, sans savoir pourquoi, se sentit quelque curiosité de les voir. Le syndic se mit en devoir de la mener chez lui, mais elle ne voulut pas qu’il prît cette peine, et elle s’y fit conduire par un esclave qu’il lui donna. Quand elle fut à la porte, elle mit pied à terre et suivit l’esclave du syndic, qui avait pris le devant pour aller avertir sa maîtresse, qui était dans la chambre de Force des Cœurs et de sa mère, car c’était d’elles que le syndic venait de parler à Tourmente.

La femme du syndic ayant appris par son esclave qu’une dame du palais était dans sa maison, voulut sortir de la chambre où elle était pour l’aller recevoir; mais Tourmente, qui suivait de près l’esclave, ne lui en donna pas le temps et entra. La femme du syndic se prosterna devant elle, pour marquer le respect qu’elle avait pour tout ce qui appartenait au calife. Tourmente la releva et lui dit: «Ma bonne dame, je vous prie de me faire parler aux deux étrangères qui sont arrivées à Bagdad hier au soir. – Madame, répondit la femme du syndic, elles sont couchées dans ces deux petits lits que vous voyez l’un auprès de l’autre.» Aussitôt la favorite s’approcha de celui de la mère, et la considérant avec attention: «Ma bonne femme, lui dit-elle, je viens vous offrir mon secours. Je ne suis pas sans crédit dans cette ville, et je pourrai vous être utile à vous et à votre compagne. – Madame, répondit la mère de Ganem, aux offres obligeantes que vous nous faites, je vois que le ciel ne nous a point encore abandonnées. Nous avions pourtant sujet de le croire, après les malheurs qui nous sont arrivés.» En achevant ces paroles, elle se prit à pleurer si amèrement, que Tourmente et la femme du syndic ne purent non plus retenir leurs larmes.

La favorite du calife, après avoir essuyé les siennes, dit à la mère de Ganem: «Apprenez-nous, de grâce, vos malheurs, et nous racontez votre histoire; vous ne sauriez faire ce récit à des gens plus disposés que nous à chercher tous les moyens possibles de vous consoler. – Madame, reprit la triste veuve d’Abou Aïoub, une favorite du commandeur des croyants, une dame nommée Tourmente cause toute notre infortune.» À ce discours, la favorite se sentit frappée comme d’un coup de foudre; mais dissimulant son trouble et son agitation, elle laissa la mère de Ganem, qui poursuivit de cette manière: «Je suis veuve d’Abou Aïoub, marchand de Damas. J’avais un fils nommé Ganem, qui, étant venu trafiquer à Bagdad, a été accusé d’avoir enlevé cette Tourmente. Le calife l’a fait chercher partout pour le faire mourir, et ne l’ayant pu trouver, il a écrit au roi de Damas de faire piller et raser notre maison, et de nous exposer, ma fille et moi, trois jours de suite, toutes nues aux yeux du peuple, et puis de nous bannir de Syrie à perpétuité. Mais avec quelque indignité qu’on nous ait traitées, je m’en consolerais si mon fils vivait encore et que je pusse le rencontrer. Quel plaisir pour sa sœur et pour moi de le revoir! Nous oublierions, en l’embrassant, la perte de nos biens et tous les maux que nous avons soufferts pour lui. Hélas! je suis persuadée qu’il n’en est que la cause innocente, et qu’il n’est pas plus coupable envers le calife que sa sœur et moi. – Non, sans doute, interrompit Tourmente en cet endroit, il n’est pas plus criminel que vous. Je puis vous assurer de son innocence, puisque cette même Tourmente dont vous avez tant à vous plaindre, c’est moi, qui, par la fatalité des astres, ai causé tous vos malheurs. C’est à moi que vous devez imputer la perte de votre fils, s’il n’est plus au monde; mais si j’ai fait votre infortune, je puis aussi la soulager. J’ai déjà justifié Ganem dans l’esprit du calife. Ce prince a fait publier par tous ses états qu’il pardonnait au fils d’Abou Aïoub, et ne doutez pas qu’il ne vous fasse autant de bien qu’il vous a fait de mal. Vous n’êtes plus ses ennemis. Il attend Ganem pour le récompenser du service qu’il m’a rendu en unissant nos fortunes. Il me donne à lui pour épouse. Ainsi, regardez-moi comme votre fille, et permettez que je vous consacre une éternelle amitié.» En disant cela, elle se pencha sur la mère de Ganem, qui ne put répondre à ce discours, tant il lui causa d’étonnement. Tourmente la tint longtemps embrassée, et ne la quitta que pour courir à l’autre lit embrasser Force des Cœurs, qui, s’étant levée sur son séant pour la recevoir, lui tendit les bras.

Après que la charmante favorite du calife eut donné à la mère et à la fille toutes les marques de tendresse qu’elles pouvaient attendre de la femme de Ganem, elle leur dit: «Cessez de vous affliger l’une et l’autre. Les richesses que Ganem avait en cette ville ne sont pas perdues, elles sont au palais du calife dans mon appartement. Je sais bien que toutes les richesses du monde ne sauraient vous consoler sans Ganem. C’est le jugement que je fais de sa mère et de sa sœur, si je dois juger d’elles par moi-même. Le sang n’a pas moins de force que l’amour dans les grands cœurs. Mais pourquoi faut-il désespérer de le revoir? Nous le retrouverons; le bonheur de vous avoir rencontrées m’en fait concevoir l’espérance. Peut-être même que c’est aujourd’hui le dernier jour de vos peines, et le commencement d’un bonheur plus grand que celui dont vous jouissiez à Damas, dans le temps que vous y possédiez Ganem.»

Tourmente allait poursuivre, lorsque le syndic des joailliers arriva: «Madame, lui dit-il, je viens de voir un objet bien touchant. C’est un jeune homme qu’un chamelier amenait à l’hôpital de Bagdad. Il était lié avec des cordes, sur un chameau, parce qu’il n’avait pas la force de se soutenir. On l’avait déjà délié, et on était près de le porter dans l’hôpital, lorsque j’ai passé par là. Je me suis approché du jeune homme; je l’ai considéré avec attention, et il m’a paru que son visage ne m’était pas tout à fait inconnu. Je lui ai fait des questions sur sa famille et sur son pays; mais pour toute réponse je n’en ai tiré que des pleurs et des soupirs. J’en ai eu pitié, et connaissant, par l’habitude que j’ai de voir des malades, qu’il était dans un pressant besoin d’être soigné, je n’ai pas voulu qu’on le mît à l’hôpital, car je sais trop de quelle manière on y gouverne les malades, et je connais l’incapacité des médecins. Je l’ai fait apporter chez moi par mes esclaves, qui, dans une chambre particulière où je l’ai mis, lui donnent par mon ordre de mon propre linge, et le servent comme ils me serviraient moi-même.»

Tourmente tressaillit à ce discours du joaillier, et sentit une émotion dont elle ne pouvait se rendre raison. «Menez-moi, dit-elle au syndic, dans la chambre de ce malade. Je souhaite de le voir.» Le syndic l’y conduisit, et tandis qu’elle y allait, la mère de Ganem dit à Force des Cœurs: «Ah! ma fille, quelque misérable que soit cet étranger malade, votre frère, s’il est encore en vie, n’est peut-être pas dans un état plus heureux!»

La favorite du calife étant dans la chambre où était le malade, s’approcha du lit où les esclaves du syndic l’avaient déjà couché. Elle vit un jeune homme qui avait les yeux fermés, le visage pâle, défiguré et tout couvert de larmes. Elle l’observe avec attention; son cœur palpite: elle croit reconnaître Ganem; mais bientôt elle se défie du rapport de ses yeux. Si elle trouve quelque chose de Ganem dans l’objet qu’elle considère, il lui paraît d’ailleurs si différent, qu’elle n’ose s’imaginer que c’est lui qui s’offre à sa vue. Ne pouvant toutefois résister à l’envie de s’en éclaircir: «Ganem, lui dit-elle d’une voix tremblante, est-ce vous que je vois?» À ces mots elle s’arrêta pour donner le temps au jeune homme de répondre; mais, s’apercevant qu’il y paraissait insensible: «Ah! Ganem, reprit-elle, ce n’est point à toi que je parle. Mon imagination, trop pleine de ton image, a prêté à cet étranger une trompeuse ressemblance. Le fils d’Abou Aïoub, quelque malade qu’il pût être, entendrait la voix de Tourmente.» Au nom de Tourmente, Ganem (car c’était effectivement lui) ouvrit la paupière et tourna la tête vers la personne qui lui adressait la parole, et reconnaissant la favorite du calife: «Ah! madame, est-ce vous? Par quel miracle?…» Il ne put achever. Il fut tout à coup saisi d’un transport de joie si vif, qu’il s’évanouit. Tourmente et le syndic s’empressèrent à le secourir; mais dès qu’ils remarquèrent qu’il commençait à revenir de son évanouissement, le syndic pria la dame de se retirer, de peur que sa vue n’irritât le mal de Ganem.