Ce jeune homme, ayant repris ses esprits, regarda de tous côtés, et ne voyant pas ce qu’il cherchait: «Belle Tourmente, s’écria-t-il, qu’êtes-vous devenue? vous êtes-vous en effet présentée à mes yeux, ou n’est-ce qu’une illusion? – Non, seigneur, lui dit le syndic, ce n’est point une illusion: c’est moi qui ai fait sortir cette dame; mais vous la reverrez sitôt que vous serez en état de soutenir sa vue. Vous avez besoin de repos présentement, et rien ne doit vous empêcher d’en prendre. Vos affaires ont changé de face, puisque vous êtes, ce me semble, ce Ganem à qui le commandeur des croyants a fait publier dans Bagdad qu’il pardonnait le passé. Qu’il vous suffise, à l’heure qu’il est, de savoir cela. La dame qui vient de vous parler vous en instruira plus amplement. Ne songez donc qu’à rétablir votre santé. Pour moi, je vais y contribuer autant qu’il me sera possible.» En achevant ces mots, il laissa reposer Ganem, et alla lui faire préparer tous les remèdes qu’il jugea nécessaires pour réparer ses forces, épuisées par la diète et par la fatigue.
Pendant ce temps-là, Tourmente était dans la chambre de Force des Cœurs et de sa mère, où se passa la même scène à peu près, car, quand la mère de Ganem apprit que cet étranger malade, que le syndic venait de faire apporter chez lui, était Ganem lui-même, elle en eut tant de joie qu’elle s’évanouit aussi. Et lorsque par les soins de Tourmente et de la femme du syndic elle fut revenue de sa faiblesse, elle voulut se lever pour aller voir son fils; mais le syndic, qui arriva sur ces entrefaites, l’en empêcha, en lui représentant que Ganem était si faible et si exténué, que l’on ne pouvait, sans intéresser sa vie, exciter en lui les mouvements que doit causer la vue inopinée d’une mère et d’une sœur qu’on aime. Le syndic n’eut pas besoin de longs discours pour persuader la mère de Ganem. Dès qu’on lui eût dit qu’elle ne pouvait entretenir son fils sans mettre en danger ses jours, elle ne fit plus d’instances pour l’aller trouver. Alors, Tourmente prenant la parole: «Bénissons le ciel, dit-elle, de nous avoir tous rassemblés dans un même lieu. Je vais retourner au palais informer le calife de toutes ces aventures, et demain matin je reviendrai vous joindre.» Après avoir parlé de cette manière, elle embrassa la mère et la fille et sortit. Elle arriva au palais, et dès qu’elle y fut elle fit demander par Mesrour une audience particulière au calife. Elle l’obtint dans le moment. On l’introduisit dans le cabinet de ce prince. Il y était seul. Elle se jeta d’abord à ses pieds, la face contre terre, selon la coutume. Il lui dit de se relever, et l’ayant fait asseoir, il lui demanda si elle avait appris des nouvelles de Ganem. «Commandeur des croyants, lui dit-elle, j’ai si bien fait que je l’ai retrouvé, avec sa mère et sa sœur.» Le calife fut curieux d’apprendre comment elle avait pu les rencontrer en si peu de temps. Elle satisfit sa curiosité, et lui dit tant de bien de la mère de Ganem et de Force des Cœurs, qu’il eut envie de les voir aussi bien que le jeune marchand.
Si Haroun Alraschid était violent, et si dans ses emportements il se portait quelquefois à des actions cruelles, en récompense il était équitable et le plus généreux prince du monde dès que sa colère était passée et qu’on lui faisait connaître son injustice. Ainsi, ne pouvant douter qu’il n’eût injustement persécuté Ganem et sa famille, et les ayant maltraités publiquement, il résolut de leur faire une satisfaction publique. «Je suis ravi, dit-il à Tourmente, de l’heureux succès de tes recherches; j’en ai une extrême joie, moins pour l’amour de toi qu’à cause de moi-même. Je tiendrai la promesse que je t’ai faite. Tu épouseras Ganem, et je déclare dès à présent que tu n’es plus mon esclave, tu es libre. Va retrouver ce jeune marchand, et dès que sa santé sera rétablie, tu me l’amèneras avec sa mère et sa sœur.»
Le lendemain de grand matin Tourmente ne manqua pas de se rendre chez le syndic des joailliers, impatiente de savoir l’état de la santé de Ganem, et d’apprendre à la mère et à la fille les bonnes nouvelles qu’elle avait à leur annoncer. La première personne qu’elle rencontra fut le syndic, qui lui dit que Ganem avait fort bien passé la nuit; que son mal ne provenant que de mélancolie, et la cause en étant ôtée, il serait bientôt guéri.
Effectivement, le fils d’Abou Aïoub se trouva beaucoup mieux. Le repos et les bons remèdes qu’il avait pris, et plus que tout cela la nouvelle situation de son esprit, avaient produit un si bon effet, que le syndic jugea qu’il pouvait sans péril voir sa mère, sa sœur et sa maîtresse, pourvu qu’on le préparât à les recevoir, parce qu’il était à craindre que, ne sachant point que sa mère et sa sœur fussent à Bagdad, leur vue ne lui causât trop de surprise et de joie. Il fut résolu que Tourmente entrerait d’abord toute seule dans la chambre de Ganem, et qu’elle ferait signe aux deux autres dames de paraître quand il en serait temps.
Les choses étant ainsi réglées, Tourmente fut annoncée par le syndic au malade, qui fut si charmé de la revoir, que peu s’en fallut qu’il ne s’évanouît encore. «Hé bien! Ganem, lui dit-elle en s’approchant de son lit, vous retrouvez votre Tourmente, que vous vous imaginiez avoir perdue pour jamais. – Ah! madame, interrompit-il avec précipitation, par quel miracle venez-vous vous offrir à moi? Je vous croyais au palais du calife. Ce prince vous a sans doute écoutée. Vous avez dissipé ses soupçons, et il vous a redonné sa tendresse? – Oui, mon cher Ganem, reprit Tourmente, je me suis justifiée dans l’esprit du commandeur des croyants, qui, pour réparer le mal qu’il vous a fait souffrir, me donne à vous pour épouse.» Ces dernières paroles causèrent à Ganem une joie si vive, qu’il ne put d’abord s’exprimer que par ce silence si connu des amants. Mais il le rompit enfin. «Ah! belle Tourmente, s’écria-t-il, puis-je ajouter foi au discours que vous me tenez? Croirai-je qu’en effet le calife vous cède au fils d’Abou Aïoub? – Rien n’est plus véritable, repartit la dame. Ce prince, qui vous faisait auparavant chercher pour vous ôter la vie, et qui dans sa fureur a fait souffrir mille indignités à votre mère et à votre sœur, souhaite de vous voir présentement, pour vous récompenser du respect que vous avez eu pour lui, et il ne faut pas douter qu’il ne comble de bienfaits toute votre famille.»
Ganem demanda de quelle manière le calife avait traité sa mère et sa sœur; ce que Tourmente lui raconta. Il ne put entendre ce récit sans pleurer, malgré la situation où la nouvelle de son mariage avec sa maîtresse avait mis son esprit. Mais lorsque Tourmente lui dit qu’elles étaient actuellement à Bagdad et dans la même maison où il se trouvait, il parut avoir une si grande impatience de les voir, que la favorite ne différa point de la satisfaire. Elle les appela. Elles étaient à la porte, où elles n’attendaient que ce moment. Elles entrent, s’avancent vers Ganem, et l’embrassant tour à tour, elles le baisent à plusieurs reprises. Que de larmes furent répandues dans ces embrassements! Ganem en avait le visage tout couvert, aussi bien que sa mère et sa sœur. Tourmente en versait abondamment. Le syndic même et sa femme, que ce spectacle attendrissait, ne pouvaient retenir leurs pleurs, ni se lasser d’admirer les ressorts secrets de la Providence, qui rassemblaient chez eux quatre personnes que la fortune avait si cruellement séparées.