Après qu’ils eurent tous essuyé leurs larmes, Ganem en arracha de nouvelles en faisant le récit de tout ce qu’il avait souffert depuis le jour qu’il avait quitté Tourmente jusqu’au moment que le syndic l’avait fait apporter chez lui. Il leur apprit que, s’étant réfugié dans un petit village, il y était tombé malade; que quelques paysans charitables en avaient eu soin; mais que, ne guérissant point, un chamelier s’était chargé de l’amener à l’hôpital de Bagdad. Tourmente raconta aussi tous les ennuis de sa prison; comment le calife, après l’avoir entendue parler dans la tour, l’avait fait venir dans son cabinet, et par quels discours elle s’était justifiée. Enfin, quand ils se furent tous instruits des choses qui leur étaient arrivées, Tourmente dit: «Bénissons le ciel qui nous a tous réunis, et ne songeons qu’au bonheur qui nous attend. Dès que la santé de Ganem sera rétablie, il faudra qu’il paraisse devant le calife avec sa mère et sa sœur; mais comme elles ne sont pas en état de se montrer, je vais y mettre bon ordre. Je vous prie de m’attendre un moment.»
En disant ces mots elle sortit, alla au palais et revint en peu de temps chez le syndic, avec une bourse où il y avait encore mille pièces d’or. Elle la donna au syndic, en le priant d’acheter des habits pour Force des Cœurs et pour sa mère. Le syndic, qui était un homme de bon goût, en choisit de fort beaux et les fit faire avec toute la diligence possible. Ils se trouvèrent prêts au bout de trois jours, et Ganem, se sentant assez fort pour sortir, s’y disposa. Mais le jour qu’il avait pris pour aller saluer le calife, comme il s’y préparait avec Force des Cœurs et sa mère, on vit arriver chez le syndic le grand vizir Giafar.
Ce ministre était à cheval avec une grande suite d’officiers. «Seigneur, dit-il à Ganem en entrant, je viens ici de la part du commandeur des croyants, mon maître et le vôtre; l’ordre dont je suis chargé est bien différent de celui dont je ne veux pas vous renouveler le souvenir. Je dois vous accompagner et vous présenter au calife, qui souhaite de vous voir.» Ganem ne répondit au compliment du grand vizir que par une très-profonde inclination de tête, et monta un cheval des écuries du calife, qu’on lui présenta et qu’il mania avec beaucoup de grâce. On fit monter la mère et la fille sur des mules du palais, et tandis que Tourmente, aussi montée sur une mule, les menait chez le prince par un chemin détourné, Giafar conduisit Ganem par un autre, et l’introduisit dans la salle d’audience. Le calife y était assis sur son trône et environné des émirs, des vizirs, des chefs, des huissiers et des autres courtisans arabes, persans, égyptiens, africains et syriens de sa domination, sans parler des étrangers.
Quand le grand vizir eut amené Ganem au pied du trône, ce jeune marchand fit sa révérence en se jetant la face contre terre, et puis s’étant levé, il débita un beau compliment en vers qui, bien que composés sur-le-champ, ne laissèrent pas d’attirer l’approbation de toute la cour. Après son compliment, le calife le fit approcher et lui dit: «Je suis bien aise de te voir et d’apprendre de toi-même où tu as trouvé ma favorite et tout ce que tu as fait pour elle.» Ganem obéit, et parut si sincère que le calife fut convaincu de sa sincérité. Ce prince lui fit donner une robe fort riche, selon la coutume observée envers ceux à qui l’on donne audience. Ensuite il lui dit: «Ganem, je veux que tu demeures dans ma cour. – Commandeur des croyants, répondit le jeune marchand, l’esclave n’a point d’autre volonté que celle de son maître, de qui dépendent sa vie et son bien.» Le calife fut très-satisfait de la réponse de Ganem, et lui donna une grosse pension. Ensuite ce prince descendit du trône, et se faisant suivre par Ganem et par le grand vizir seulement, il entra dans son appartement.
Comme il ne doutait pas que Tourmente n’y fût avec la mère et la fille d’Abou Aïoub, il ordonna qu’on les lui amenât. Elles se prosternèrent devant lui. Il les fit relever, et il trouva Force des Cœurs si belle, qu’après l’avoir considérée avec attention: «J’ai tant de douleur, lui dit-il, d’avoir traité si indignement vos charmes, que je leur dois une réparation qui surpasse l’offense que je leur ai faite. Je vous épouse, et par-là je punirai Zobéide, qui deviendra la première cause de votre bonheur, comme elle l’est de vos malheurs passés. Ce n’est pas tout, ajouta-t-il en se tournant vers la mère de Ganem: Madame, vous êtes encore jeune, et je crois que vous ne dédaignerez pas l’alliance de mon grand vizir. Je vous donne à Giafar, et vous, Tourmente, à Ganem. Que l’on fasse venir un cadi et les témoins, et que les trois contrats soient dressés et signés tout à l’heure.» Ganem voulut représenter au calife que sa sœur serait trop honorée d’être seulement au nombre de ses favorites; mais ce prince voulut épouser Force des Cœurs.
Il trouva cette histoire si extraordinaire, qu’il fit ordonner à un fameux historien de la mettre par écrit avec toutes ses circonstances. Elle fut ensuite déposée dans son trésor, d’où plusieurs copies tirées sur cet original l’ont rendue publique.
Après que Scheherazade eut achevé l’histoire de Ganem, fils d’Abou Aïoub, le sultan des Indes témoigna qu’elle lui avait fait plaisir. Sire, dit alors la sultane, puisque cette histoire vous a diverti, je supplie très-humblement Votre Majesté de vouloir bien entendre celle du prince Zeyn-Alasnam et du roi des génies. Vous n’en serez pas moins content. Schahriar y consentit; mais comme le jour commençait à paraître, on la remit à la nuit suivante. La sultane la commença de cette manière:
HISTOIRE DU PRINCE ZEYN-ALASNAM ET DU ROI DES GÉNIES.
Un roi de Balsora possédait de grandes richesses. Il était aimé de ses sujets; mais il n’avait point d’enfants, et cela l’affligeait fort. Cependant il engagea par des présents considérables tous les saints personnages de ses états à demander au ciel un fils pour lui, et leurs prières ne furent pas inutiles: la reine devint grosse, et accoucha très-heureusement d’un fils qui fut nommé Zeyn-Alasnam, c’est-à-dire l’ornement des statues.
Le roi fit assembler tous les astrologues de son royaume, et leur ordonna de tirer l’horoscope de l’enfant. Ils découvrirent par leurs observations qu’il vivrait longtemps, qu’il serait courageux, mais qu’il aurait besoin de courage pour soutenir avec fermeté les malheurs qui le menaçaient. Le roi ne fut point épouvanté de cette prédiction. «Mon fils, dit-il, n’est pas à plaindre, puisqu’il doit être courageux. Il est bon que les princes éprouvent des disgrâces; l’adversité purifie leur vertu: ils en savent mieux régner.»
Il récompensa les astrologues et les renvoya. Il fit élever Zeyn avec tout le soin imaginable. Il lui donna des maîtres dès qu’il le vit en âge de profiter de leurs instructions. Enfin il se proposait d’en faire un prince accompli, quand tout à coup ce bon roi tomba malade d’une maladie que ses médecins ne purent guérir. Se voyant au lit de la mort, il appela son fils, et lui recommanda entre autres choses de s’attacher à se faire aimer plutôt qu’à se faire craindre de son peuple; de ne point prêter l’oreille aux flatteurs, et d’être aussi lent à récompenser qu’à punir, parce qu’il arrivait souvent que les rois, séduits par de fausses apparences, accablaient de bienfaits les méchants, et opprimaient l’innocence.