Aussitôt que le roi fut mort, le prince Zeyn prit le deuil, qu’il porta durant sept jours. Le huitième, il monta sur le trône, ôta du trésor royal le sceau de son père pour y mettre le sien, et commença à goûter la douceur de régner. Le plaisir de voir ses courtisans fléchir devant lui et se faire leur unique étude de lui prouver leur obéissance et leur zèle, en un mot, le pouvoir souverain eut trop de charmes pour lui. Il ne regarda que ce que ses sujets lui devaient, sans penser à ce qu’il devait à ses sujets. Il se mit peu en peine de les bien gouverner. Il se plongea dans toutes sortes de débauches avec de jeunes voluptueux qu’il revêtit des premières charges de l’état. Il n’eut plus de règles. Comme il était naturellement prodigue, il ne mit aucun frein à ses largesses, et insensiblement ses femmes et ses favoris épuisèrent ses trésors.
La reine sa mère vivait encore. C’était une princesse sage et prudente. Elle avait essayé plusieurs fois inutilement d’arrêter le cours des prodigalités et des débauches du roi son fils, en lui représentant que, s’il ne changeait bientôt de conduite, non-seulement il dissiperait ses richesses, mais qu’il s’aliénerait même l’esprit de ses peuples et causerait une révolution qui lui coûterait peut-être la couronne et la vie. Peu s’en fallut que ce qu’elle avait prédit n’arrivât: les peuples commencèrent à murmurer contre le gouvernement, et leurs murmures auraient infailliblement été suivis d’une révolte générale si la reine n’avait eu l’adresse de la prévenir; mais cette princesse, informée de la disposition des choses, en avertit le roi, qui se laissa persuader enfin. Il confia le ministère à de sages vieillards qui surent bien retenir ses sujets dans le devoir.
Cependant Zeyn, voyant toutes ses richesses consumées, se repentit de n’en avoir pas fait un meilleur usage. Il tomba dans une mélancolie mortelle, et rien ne pouvait le consoler. Une nuit il vit en songe un vénérable vieillard, qui s’avança vers lui, et lui dit d’un air riant: «Ô Zeyn! sache qu’il n’y a pas de chagrin qui ne soit suivi de joie, point de malheur qui ne traîne à sa suite quelque bonheur. Si tu veux voir la fin de ton affliction, lève-toi, pars pour l’Égypte, va-t’en au Caire: une grande fortune t’y attend.»
Le prince, à son réveil, fut frappé de ce songe. Il en parla fort sérieusement à la reine sa mère, qui n’en fit que rire. «Ne voudriez-vous point, mon fils, lui dit-elle, aller en Égypte sur la foi de ce beau songe? – Pourquoi non, madame? répondit Zeyn. Pensez-vous que tous les songes soient chimériques? Non, non, il y en a de mystérieux. Mes précepteurs m’ont raconté mille histoires qui ne me permettent pas d’en douter. D’ailleurs, quand je n’en serais pas persuadé, je ne pourrais me défendre d’écouter mon songe. Le vieillard qui m’est apparu avait quelque chose de surnaturel. Ce n’est point un de ces hommes que la seule vieillesse rend respectables: je ne sais quel air divin était répandu dans sa personne. Il était tel enfin que l’on nous représente notre grand prophète, et si vous voulez que je vous découvre ma pensée, je crois que c’est lui qui, touché de mes peines, veut les soulager. Je m’en fie à la confiance qu’il m’a inspirée. Je suis plein de ses promesses, et j’ai résolu de suivre sa voix.» La reine essaya de l’en détourner, mais elle ne put en venir à bout. Le prince lui laissa la conduite du royaume, sortit une nuit du palais fort secrètement, et prit la route du Caire sans vouloir être accompagné de personne.
Après beaucoup de fatigue et de peine il arriva dans cette fameuse ville, qui en a peu de semblables au monde soit pour la grandeur, soit pour la beauté. Il alla descendre à la porte d’une mosquée, où, se sentant accablé de lassitude, il se coucha. À peine fut-il endormi, qu’il vit le même vieillard, qui lui dit: «Ô mon fils! je suis content de toi, tu as ajouté foi à mes paroles, tu es venu ici sans que la longueur et les difficultés des chemins t’aient rebuté; mais apprends que je ne t’ai fait faire un si long voyage que pour t’éprouver. Je vois que tu as du courage et de la fermeté: tu mérites que je te rende le plus riche et le plus heureux de tous les princes de la terre. Retourne à Balsora, tu trouveras dans ton palais des richesses immenses: jamais roi n’en a tant possédé qu’il y en a.»
Le prince ne fut pas satisfait de ce songe. «Hélas! dit-il en lui-même après s’être éveillé, quelle était mon erreur! Ce vieillard, que je croyais notre grand prophète, n’est qu’un pur ouvrage de ma fantaisie agitée. J’en avais l’imagination si remplie qu’il n’est pas surprenant que j’y aie rêvé une seconde fois. Retournons à Balsora. Que ferais-je ici plus longtemps? Je suis bien heureux de n’avoir dit à personne qu’à ma mère le motif de mon voyage: je deviendrais la fable de mes peuples s’ils le savaient.»
Il reprit donc le chemin de son royaume; et dès qu’il y fut arrivé, la reine lui demanda s’il revenait content. Il lui conta tout ce qui s’était passé, et parut si mortifié d’avoir été trop crédule, que cette princesse, au lieu d’augmenter son ennui par des reproches ou par des railleries, le consola. «Cessez de vous affliger, mon fils, lui dit-elle; si Dieu vous destine des richesses, vous les acquerrez sans peine. Demeurez en repos; tout ce que j’ai à vous recommander, c’est d’être vertueux. Renoncez aux délices de la danse, des orgues et du vin couleur de pourpre. Fuyez tous ces plaisirs: ils vous ont déjà pensé perdre. Appliquez-vous à rendre vos sujets heureux: en faisant leur bonheur, vous assurerez le vôtre.»
Le prince Zeyn jura qu’il suivrait désormais tous les conseils de sa mère et ceux des sages vizirs dont elle avait fait choix pour l’aider à soutenir le poids du gouvernement; mais dès la première nuit qu’il fut de retour en son palais, il vit en songe pour la troisième fois le vieillard, qui lui dit: «Ô courageux Zeyn! le temps de ta prospérité est enfin venu. Demain matin, d’abord que tu seras levé, prends une pioche et va fouiller dans le cabinet du feu roi, tu y trouveras un grand trésor.»
Le prince ne fut pas plutôt réveillé qu’il se leva. Il courut à l’appartement de la reine, et lui raconta avec beaucoup de vivacité le nouveau songe qu’il venait de faire. «En vérité, mon fils, dit la reine en souriant, voilà un vieillard bien obstiné: il n’est pas content de vous avoir trompé deux fois. Êtes-vous d’humeur à vous y fier encore? – Non, madame, répondit Zeyn, je ne crois nullement ce qu’il m’a dit, mais je veux par plaisir visiter le cabinet de mon père. – Oh! je m’en doutais bien, s’écria la reine en éclatant de rire; allez, mon fils, contentez-vous. Ce qui me console, c’est que la chose n’est pas si fatigante que le voyage d’Égypte.
«- Hé bien! madame, reprit le roi, il faut vous l’avouer, ce troisième songe m’a rendu ma confiance. Il est lié aux deux autres, car enfin examinons toutes les paroles du vieillard. Il m’a d’abord ordonné d’aller en Égypte; là, il m’a dit qu’il ne m’avait fait faire ce voyage que pour m’éprouver. Retourne à Balsora, m’a-t-il dit ensuite, c’est là que tu dois trouver des trésors. Cette nuit il m’a marqué précisément l’endroit où ils sont. Ces trois songes, ce me semble, sont suivis; ils n’ont rien d’équivoque, pas une circonstance qui embarrasse. Après tout, ils peuvent être chimériques; mais j’aime mieux faire une recherche vaine que de me reprocher toute ma vie d’avoir manqué peut-être de grandes richesses en faisant mal à propos l’esprit fort.»