Après quelques jours employés à une recherche vaine, il arriva dans une plaine d’une étendue prodigieuse, au milieu de laquelle il y avait un palais bâti de marbre noir. Il s’en approche, et voit à une fenêtre une dame parfaitement belle, mais parée de sa seule beauté, car elle avait les cheveux épars, des habits déchirés, et l’on remarquait sur son visage toutes les marques d’une profonde affliction. Sitôt qu’elle aperçut Codadad et qu’elle jugea qu’il pouvait l’entendre, elle lui adressa ces paroles: «Ô jeune homme! éloigne-toi de ce palais funeste, ou bien tu te verras bientôt en la puissance du monstre qui l’habite. Un nègre qui ne se repaît que de sang humain fait ici sa demeure. Il arrête toutes les personnes que leur mauvaise fortune fait passer par cette plaine, et il les enferme dans de sombres cachots d’où il ne les tire que pour les dévorer.
«- Madame, lui répondit Codadad, apprenez-moi qui vous êtes, et ne vous mettez point en peine du reste. – Je suis une fille de qualité du Caire, repartit la dame; je passais hier près de ce château pour aller à Bagdad, et je rencontrai le nègre, qui tua tous mes domestiques et m’amena ici. Je voudrais n’avoir rien à craindre que la mort; mais pour comble d’infortune, ce monstre veut que j’aie de la complaisance pour lui, et si demain je ne me rends sans effort à sa brutalité, je dois m’attendre à la dernière violence. Encore une fois, poursuivit-elle, sauve-toi; le nègre va bientôt revenir. Il est sorti pour aller poursuivre quelques voyageurs qu’il a remarqués de loin dans la plaine. Tu n’as pas de temps à perdre, et je ne sais pas même si par une prompte fuite tu pourras lui échapper.»
Elle n’eut pas achevé ces mots que le nègre parut. C’était un homme d’une grandeur démesurée et d’une mine effroyable. Il montait un puissant cheval de Tartarie, et portait un cimeterre si large et si pesant que lui seul pouvait s’en servir. Le prince, l’ayant aperçu, fut étonné de sa taille monstrueuse. Il s’adressa au ciel pour le prier de lui être favorable; ensuite il tira son sabre et attendit de pied ferme le nègre, qui, méprisant un si faible ennemi, le somma de se rendre sans combattre; mais Codadad fit connaître par sa contenance qu’il voulait défendre sa vie, car il s’approcha de lui et le frappa rudement au genou. Le nègre, se sentant blessé, pousse un cri si effroyable que toute la plaine en retentit. Il devient furieux, il écume de rage; il se lève sur ses étriers et veut frapper à son tour Codadad de son redoutable cimeterre. Le coup fut porté avec tant de raideur que c’était fait du jeune prince s’il n’eût pas eu l’adresse de l’éviter en faisant faire un mouvement à son cheval. Le cimeterre fit dans l’air un horrible sifflement. Alors, avant que le nègre eût le temps de porter un second coup, Codadad lui en déchargea un sur le bras droit avec tant de force qu’il le lui coupa. Le terrible cimeterre tomba avec la main qui le soutenait, et le nègre, cédant à la violence du coup, vida les étriers et fit retentir la terre du bruit de sa chute. En même temps le prince descendit de cheval, se jeta sur son ennemi et lui coupa la tête. En ce moment, la dame, dont les yeux avaient été témoins de ce combat, et qui faisait encore au ciel des vœux pour ce jeune héros qu’elle admirait, fit un cri de joie, et dit à Codadad: «Prince, car la pénible victoire que vous venez de remporter me persuade, aussi bien que votre air noble, que vous ne devez pas être d’une condition commune, achevez votre ouvrage: le nègre a les clefs de ce château; prenez-les et venez me tirer de prison.» Le prince fouilla dans les poches du misérable qui était étendu sur la poussière et y trouva plusieurs clefs.
Il ouvrit la première porte et entra dans une grande cour, où il rencontra la dame qui venait au-devant de lui; elle voulut se jeter à ses pieds pour mieux lui marquer sa reconnaissance, mais il l’en empêcha. Elle loua sa valeur et l’éleva au-dessus de tous les héros du monde. Il répondit à ses compliments, et comme elle lui parut encore plus aimable de près que de loin, je ne sais si elle sentait plus de joie de se voir délivrée de l’affreux péril où elle avait été, que lui d’avoir rendu cet important service à une si belle personne.
Leurs discourt furent interrompus par des cris et des gémissements. «Qu’entends-je? s’écria Codadad. D’où partent ces voix pitoyables qui frappent nos oreilles? – Seigneur, dit la dame en lui montrant du doigt une porte basse qui était dans la cour, elles viennent de cet endroit. Il y a là je ne sais combien de malheureux que leur étoile a fait tomber entre les mains du nègre. Ils sont tous enchaînés, et chaque jour ce monstre en tirait un pour le manger.
«- C’est un surcroît de joie pour moi, reprit le jeune prince, d’apprendre que ma victoire sauve la vie à ces infortunés. Venez, madame, venez partager avec moi le plaisir de les mettre en liberté. Vous pouvez juger par vous-même de la satisfaction que nous allons leur causer.» À ces mots, ils s’avancèrent vers la porte du cachot. À mesure qu’ils en approchaient, ils entendaient plus distinctement les plaintes des prisonniers. Codadad en était pénétré. Impatient de terminer leurs peines, il met promptement une de ses clefs dans la serrure. D’abord il ne mit pas celle qu’il fallait; il en prend une autre, et au bruit qu’il fait, tous ces malheureux, persuadés que c’est le nègre qui vient, selon sa coutume, leur apporter à manger, et en même temps se saisir d’un de leurs compagnons, redoublent leurs cris et leurs gémissements. On entendait des voix lamentables qui semblaient sortir du centre de la terre.
Cependant le prince ouvrit la porte et trouva un escalier assez raide par où il descendit dans une vaste et profonde cave qui recevait un faible jour par un soupirail, et où il y avait plus de cent personnes attachées à des pieux, les mains liées. «Infortunés voyageurs, leur dit-il, misérables victimes, qui n’attendez que le moment d’une mort cruelle, rendez grâce au ciel qui vous délivre aujourd’hui par le secours de mon bras. J’ai tué l’horrible nègre dont vous deviez être la proie, et je viens briser vos fers.» Les prisonniers n’eurent pas sitôt entendu ces paroles, qu’ils poussèrent tous ensemble un cri mêlé de surprise et de joie. Codadad et la dame commencèrent à les délier, et à mesure qu’ils les déliaient, ceux qui se voyaient débarrassés de leurs chaînes aidaient à défaire celles des autres: de manière qu’en peu de temps ils furent tous en liberté.
Alors ils se mirent à genoux, et après avoir remercié Codadad de ce qu’il venait de faire pour eux, ils sortirent de la cave, et quand ils furent dans la cour, de quel étonnement fut frappé le prince de voir parmi ces prisonniers ses frères qu’il cherchait, et qu’il n’espérait plus rencontrer! «Ah! princes, s’écria-t-il en les apercevant, ne me trompé-je point? est-ce vous en effet que je vois? Puis-je me flatter que je pourrai vous rendre au roi votre père, qui est inconsolable de vous avoir perdus? Mais n’en aura-t-il pas quelqu’un à pleurer? Êtes-vous tous en vie? Hélas! la mort d’un seul d’entre vous suffit pour empoisonner la joie que je sens de vous avoir sauvés!»
Les quarante-neuf princes se firent tous reconnaître à Codadad, qui les embrassa l’un après l’autre, et leur apprit l’inquiétude que leur absence causait au roi. Ils donnèrent à leur libérateur toutes les louanges qu’il méritait, aussi bien que les autres prisonniers, qui ne pouvaient trouver de termes assez forts à leur gré pour lui témoigner toute la reconnaissance dont ils se sentaient pénétrés. Codadad fit ensuite avec eux la visite du château, où il y avait des richesses immenses, des toiles fines, des brocarts d’or, des tapis de Perse, des satins de la Chine, et une infinité d’autres marchandises que le Nègre avait prises aux caravanes qu’il avait pillées, et dont la plus grande partie appartenait aux prisonniers que Codadad venait de délivrer. Chacun reconnut son bien et le réclama. Le prince leur fit prendre leurs ballots, et partagea même entre eux le reste des marchandises. Puis il leur dit: «Comment ferez-vous pour porter vos étoffes? Nous sommes ici dans un désert, et il n’y a pas d’apparence que vous trouviez des chevaux. – Seigneur, répondit un des prisonniers, le nègre nous a volé nos chameaux avec nos marchandises, peut-être sont-ils dans les écuries de ce château. – Cela n’est pas impossible, reprit Codadad, il faut nous en éclaircir.» En même temps ils allèrent aux écuries, où non-seulement ils aperçurent les chameaux des marchands, mais même les chevaux des fils du roi de Harran, ce qui les combla tous de joie. Il y avait dans les écuries quelques esclaves noirs, qui, voyant tous les prisonniers délivrés, et jugeant par-là que le nègre avait été tué, prirent l’épouvante, et la fuite par des détours qui leur étaient connus. On ne songea point à les poursuivre. Tous les marchands, ravis d’avoir recouvré leurs chameaux et leurs marchandises avec leur liberté, se disposèrent à partir; mais avant leur départ, ils firent de nouveaux remerciements à leur libérateur.